Le Toit du Maghreb

« Lorsque tu as atteint le sommet, continue à monter. »Koan zen bouddhiste

« La montagne est école et cathédrale. »Jean Giono

Perspective sommitale des Atlas

C’est au Ve siècle que l’historien grec Hérodote d’Halicarnasse fait mention aux limites alors connues de la géographie « 
d’une montagne si haute que son sommet demeure invisible, les gens de là-bas disent qu’elle est la colonne du ciel. » Il lui conféra le nom du géant mythologique Atlas, l’un des Titans que Zeus avait contraint à supporter la voûte du ciel en guise de punition et qui fut ensuite changé en pierre quand Persée lui offrit la tête de la Gorgone. Atlas a aussi donné lieu à atlantique, pour l’Océan de ce nom. Dans l’Antiquité, on distinguait déjà l’Atlas major de l’Atlas minor et le Haut Atlas jouissait d’une autre appellation : les Monts de Carène. Dyris Mons désignait aussi l’Atlas, d’où dérive l’adjectif dyris que l’on retrouve dans un taxon d’orchidée : Ophrys dyris. Le relief atlasique dans son ensemble s’étend de la pointe nord de la Tunisie jusqu’à l’exutoire de la vallée du Souss

Au Maroc, le domaine altimontain (supérieur à 2000 m) couvre une étendue de l’ordre de cent mille kilomètres carrés et compte quatre cents sommets correspondant à l’univers culminal et atteignant ou dépassant 3000 m. Interface entre les zones instables et la plate-forme africaine, le Maghreb occidental fut modelé selon trois phases principales de plissement et avec un matériel sédimentaire déposé par la Méditerranée sur le rebord du bouclier saharien. Lors de chaque mouvement tectonique, le bord de l’Afrique se comporte telle une masse résistante contre laquelle se plisse le matériel plastique méditerranéen.
Furent ainsi successivement créés le domaine précambrien de l’Anti-Atlas, celui hercynien des chaînes atlasiques, puis celui alpin de la cordillère rifaine. Chaque poussée fait réagir l’édifice antérieur par un rehaussement, des failles, des plis de couverture et des crises volcaniques, faisant chaque fois gagner l’Afrique vers le nord. Au quaternaire se forment les secteurs des vieux lacs et des petits glaciers qui burinent les sommets du Haut Atlas.

Le Haut Atlas, ou Grand Atlas, est une immense cordillère qui ne dépasse pas 80 km dans sa plus grande largeur, mais développe ses reliefs en longueur sur presque 800 km entre les falaises atlantiques et les Hauts Plateaux de l’Oriental, véritable épine dorsale de l’Afrique berbérique.
Plus de dix sommets dépassent 4000 m et quelques quatre cents atteignent 3000 m. A ces niveaux extrêmes et sur les versants nord, s’y manifestent les bioclimats subhumide et humide très froid et extrêmement froid, et l’étage oroméditerranéen de végétation accompli jusqu’à son plafond. A l’ouest de la portion centrale, la muraille hercynienne élevée du Toubkal, toit de toute l’Afrique nord-saharienne à 4167 m, rehaussée par des plis de fond tertiaire, est fragmentée par des gradins et des failles en séries, et incisée de profondes vallées, véritable labyrinthe écoclimatique. Les crêts sont parfois aigus quand les séries sont redressées et des auges glaciaires sont puissamment sculptées. C’est un imposant massif de roches anciennes couronnant la dorsale et dans cette lourde masse entamée par une vigoureuse érosion, le géologue relève les seules traces de glaciation quaternaire de l’Afrique du Nord. C’est aussi là que le botaniste et le zoologiste observent l’exceptionnelle présence de nombreuses espèces vestiges des périodes glaciaires, témoins orophiles et vicariants fidèles de lignées paléarctiques septentrionales qui n’ont pas leurs pareils ailleurs au Maghreb. Le Djebel Toubkal est aussi nommé Adrar n’Dern, la montagne des montagnes. Les Européens pionniers à avoir « conquis » le Toubkal furent les Anglais Hooker, Ball, Maw et Thomson, en 1871. Le marquis de Segonzac ne suivit leurs traces qu’en 1923, après plusieurs vaines tentatives. L’ascension est accessible à tout un chacun par la voie classique, notamment depuis le village d’Imlil où toute assistance est disponible, y compris celle des meilleurs guides. Une petite journée suffit pour se hisser au sommet où le panorama est vraiment époustouflant : le regard y embrasse l’immense plaine de Marrakech, le Pays Glaoua d’une part, le Pays Goundafa de l’autre, le Djebel Siroua au sud. Un peu plus à l’est, d’autres hauts sommets témoignent encore d’une similaire identité glaciaire, notamment le M’Goun (4071 m) et l’Ayachi (3747 m), offrant aux formations à Genévrier thurifère et à xérophytes en coussins épineux le rude univers de la steppe froide qui est la leur. La roche-mère cristalline imperméable fait du Haut Atlas une zone de ruissellement de surface, caractérisée par de nombreux cours d’eau, la plupart nés de sources vauclusiennes, certains de régime torrentiel et pérenne. De ces fleuves, seuls les oueds sahariens montrent un cours instable et connaissent un sévère étiage. Sous l’effet pluvial, l’érosion est considérable et la dénudation parfois totale. Par exemple, les apports sédimentaires de l’Oued Tensift qui se jette dans l’Atlantique entre Safi et Essaouira après avoir hérité des cours d’eaux dévalant du versant nord du Haut Atlas, sont estimés à 373 tonnes annuelles par km2 arrachées à la haute chaîne. Ce sont aussi des prairies qui s’en vont en mer. Cette gigantesque barrière atlasique, seulement franchissable par de hauts cols, domine les dépressions du Souss et du Dadès au sud, au-delà desquelles s’élèvent les massifs appartenant à l’Anti-Atlas. Au nord, ce sont les plaines du Haouz et de la haute Moulouya qui séparent le Haut Atlas du Moyen Atlas.

Dans une même orientation générale que le Haut Atlas, soit du sud-ouest au nord-est, le Moyen Atlas s’étend des synclinaux de l’Oued El-Abid (région située entre Beni-Mellal et Aghbala) jusqu’à la trouée de Taza. Il est géomorphologiquement composé de deux entités structurales bien distinctes. Au sud-ouest (causse du Moyen Atlas), c’est une suite de couches calcaires tabulaires et peu épaisses, datant du jurassique inférieur, agrémentée de séries karstiques et parsemée d’appareils volcaniques du récent quaternaire qui surplombent les plaines et les plateaux. On y dénombre une centaine de ces cônes volcaniques, encore aisément repérables, et leurs coulées effusives, sombres et porphyriques de basalte et de basanite nappent çà et là le calcaire du causse.

On ne peut vraiment parler ici de haute montagne, les points culminants n’atteignant pas 2500 m. Au nord-est (Moyen Atlas plissé), on retrouve une morphologie ondulée, affine à celle du Haut Atlas oriental, constituée d’un enchaînement de cuvettes et de crêtes, de plis-failles, de nombreuses cluses et de vallées monoclinales. Plusieurs hauts sommets s’en détachent et le Bou-Naceur (3340 m) domine très à l’est la trouée de Taza. C’est la phase culminale de la chaîne où, entre les Djebels Bou-Iblane et Moussa-ou-Salah, se développent notamment une thuriféraie de belle conservation et une xérophytaie de grande diversité.

Cet univers correspond à l’étage de végétation montagnard méditerranéen, surmonté au niveau sommital par l’oroméditerrannén. Les bioclimats y sont généralement le subhumide, plus rarement l’humide. Les précipitations annuelles sont de l’ordre de 600 à 800 mm pour le Haut Atlas, 800 à 1400 mm pour quelques secteurs du Moyen Atlas. Les valeurs supérieures (1400 à 2000 mm) ne concernent pas ces milieux et sont propres aux écosystèmes du Cèdre et du Sapin des plus hauts sommets rifains. Les sols de l’étage supérieur des Haut et Moyen Atlas sont très majoritairement bruns fersialitiques, mais le type peu évolué apparaît sur certaines zones sommitales.



Les quatre saisons vues d’en haut

« Tout est vanité, sauf la laine et le blé. »
Proverbe de l’Atlas

Si « le Maroc d’en bas » ne connaît guère que deux saisons : six mois à l’européenne avec des pluies entrecoupées de périodes de beau temps ; six mois à la saharienne sans la moindre goutte, parfois « brûlés » par le sirocco, avec aggravation de la température par des phénomènes de fœhn, « le Maroc d’en haut » s’approche davantage d’un cycle à quatre saisons.

L’été, la haute montagne est austère, souvent ensevelie par les brumes de chaleur et de poussière en provenance du Sahara qui, d’en bas, estompent les crêtes et, d’en haut, masquent l’horizon et la vision de la mosaïque en camaïeu de verts et de jaunes des cultures vivrières si joliment jardinées en terrasses,
« ces encoches sur la paroi dévalante » (J. Berque). Les pentes arides, leurs rocs patinés et leurs infinis pierriers apparaissent d’un aspect sévère. Les hauts plans, les vastes combes et les plateaux de plein ciel, sont animés par l’horlogerie pastorale des bruyants troupeaux et du quotidien des campements semi-nomades. Il ne pleut guère mais d’impressionnants orages surviennent en quelques fins de journées, redonnant à l’atmosphère une nouvelle limpidité. C’est aussi l’époque des moissons et des fêtes de nuit. Mais la nature fait profil bas : tout est dérangement et il n’y a de salut pour le Rapace ou le Mouflon que sur les plus hautes falaises, pour le Coléoptère ou l’Araignée sous une dalle ou au bénéfice du manteau épineux d’un Buplèvre ou d’un Alysson. Et l’émergence du moindre Papillon au printemps prochain tiendra alors du miracle ou de l’opportunité des cycles, le stade nymphal bien occulté étant dans la plupart des cas accompli dès la fin du printemps. Alors tant pis pour les montagnes trop précocement investies par les troupeaux ou pour les Papillons aux chenilles retardataires. Reste aussi au bénéfice d’une biodiversité relictuelle les aléas du relief et quelques plantes dédaignées, non appétables car vénéneuses. Le rapport de force est très inégal entre le « rouleau compresseur pastoral » et le fin Lycène, protégé ou non par les grands principes de mille et une conventions. C’est l’été, lorsque la montagne n’est plus qu’une bergerie, qu’on peut ressentir face au « spectacle » ovin la salutaire vocation végétarienne  !

La présence continue de l’anticyclone des Açores au large de l’Océan détermine l’installation d’alizés qui tempèrent grandement les ardeurs solaires estivales sur tout le Maroc d’influence atlantique. Quand il s’efface et qu’arrivent enfin les dépressions atlantiques chargées d’humidité, apportant du nord-ouest les décharges d’air polaire, c’en est fini de l’été. L’automne est alors annoncé par les premières pluies d’octobre qui viennent ragaillardir un panorama jaunâtre de bromes calcinés par les longs mois caniculaires, quand ce n’est pas un substrat rendu pulvérulent par des mois de parcours intensifs. Les timides neiges culminales de novembre apportent les premiers froids et voient l’exode des transhumants vers l’étage inférieur ou vers le Grand Sud. La montagne finit par se couvrir d’un manteau nival qui s’effrange entre chaque séquence de chute, jusqu’à persister jusqu’en avril ou mai entre 2000 et 3500 m selon les versants, voire plus tardivement au fond des combes et dans les talwegs abrités. C’est l’hiver, la nature est en profonde léthargie. Le monde rural se calfeutre pour se réchauffer autour du fourneau qui brûle nuit et jour. Les femmes s’ingénient à la couture et à la tapisserie. On ne sort plus que pour aller couper le feuillage que réclame un troupeau affamé quand les stocks fourragers (Orge et paille) s’épuisent, ou durant les périodes d’embellie au ciel limpide. A la merci d’une patience tout autant sédentaire que séculaire, au-delà des tourmentes que retient chaque ligne de faîte et des nuits à – 10 º ou – 20 º, la vie reprend. Le printemps amène alors son regain d’inflorescences, de couleurs, et de travaux des champs pour les familles qui cultivent les hautes terres. Si l’enneigement a été suffisant, le printemps est prometteur et les jardins produiront au maximum. Sinon, il faudra rivaliser d’ingéniosité pour assurer l’irrigation des parcelles, travail pugnace réglé comme du papier à musique depuis la nuit des temps. Au nom du droit coutumier, chaque famille peut dériver le cours des torrents durant un jour de la semaine et inonder ainsi sa parcelle.
On tente de vivre en adéquation avec le milieu pour en soutirer sa maigre pitance. Les Noyers et les Figuiers ne sont pas là que pour faire de l’ombre... Des Oiseaux chantent. De moins en moins. Quelques Papillons éclosent. De moins en moins. Le miracle se fait chaque fois plus réducteur, comme si les printemps étaient déjà comptés. Une dernière Panthère sentant monter les ardeurs printanières regrette de n’être pas parthénogénique... Dans un nuage de poussière, un rallye tout-terrain sponsorisé par une marque de nicotine traverse la vallée, distribue des autocollants et renverse un enfant. Sont-ce les nouveaux touristes annoncés, plus solidaires et plus « verts » qu’avant... ? « Ils » l’ont dit à la télévision dont la parabole est plantée sur le toit d’argile des si belles maisons des Aït-Bouguemez, celles que l’on construisait avant d’être « complètement émigré, presque riche, voire diplômé ».


Mais où sont les neiges d’antan ?

Il n’existe pas de glaciers au Maroc, mais dans bien des écrits antérieurs aux années 60, il est fait référence à quelques névés perdurant toute l’année dans les couloirs abrités. Voilà bientôt quinze ans que nos séjours dans le Haut Atlas ne nous ont guère montré de manteau nival pouvant revêtir les cimes au-delà de mai-juin, selon les altitudes et les versants, voire début juillet sur le Toubkal. Le splendide enneigement du flanc nord du Djebel Ayachi (Haut Atlas oriental) n’atteint cette période qu’au profit d’une tardive chute de neige de mai et il connaît bien des reculs tout au long de l’hiver. Lorsque l’on enquête sur le sujet, par exemple à Midelt ou dans les villages du Pays des Aït-Ayache comme à Tounfite, on apprend par les « vieux » qu’au-delà qu’ils s’en souviennent et jusqu’aux années 50, la ligne de faîte à son plus haut étage (soit ici plus de 3500 m) ne se découvrait quasiment jamais de son blanc manteau. La neige y persistait presque à l’année, même sous forme ténue durant août-septembre. Dans les vallées, il n’était pas exceptionnel de devoir supporter un mètre de neige au cœur de la période hivernale, ce qui n’est plus à l’ordre du jour depuis plusieurs décennies. En témoignent encore les vieilles portes à ouverture intérieure des fermes et des douars. En ces temps, le Col de la Chamelle (Tizi-Talhremt), qui au-dessus de Midelt ouvre la voie au Grand Sud, était une forêt absolue et non pas le chétif reboisement qui s’y trouve. Et si l’on poursuit la descente vers le Tafilalt, les Gorges du Ziz, aujourd’hui totalement écorchées, bénéficiaient d’un boisement de Genévriers. C’était au temps de la profonde cédraie qui ceinturait plus au nord l’Aguelmame de Sidi-Ali, vaste secteur désormais dégarni. Disparition des formations forestières de toutes essences, fugacité des neiges et tant d’autres symptômes sont des faits documentés, observables au cours d’une seule et même génération de la mémoire berbère de ces hautes montagnes. Il n’en va pas différemment ailleurs car partout les effets du réchauffement global s’additionnent à ceux de l’excessive pression anthropique locale, pour donner lieu au drastique bilan qui chaque fois revient comme un leitmotiv. Ces évènements sont par exemple durement vécus sur le Plateau des Lacs, dans la région d’Imilchil, où depuis deux décennies l’agoudal (prairie) diminue drastiquement. Le manteau neigeux qui perdurait au cours des longs mois hivernaux et protégeait le sol des agressions climatiques est dorénavant inexistant ou trop fugace. Dès les premiers beaux jours, les animaux ne font qu’une bouchée de l’herbe aussi tendre qu’éparse et les bergers doivent sans cesse s’enquérir d’hypothétiques herbages.


La berbérité et la vie immuable des tribus montagnardes

« Les Berbères ont toujours été un peuple puissant, redoutable, brave et nombreux ; un vrai peuple comme tant d’autres dans ce monde, tels les Arabes, les Persans, les Grecs et les Romains... »
Ibn Khaldoun, XIVè siècle

L’Homme, qui plus est celui montagnard, a toujours tenté de vivre en adéquation avec son environnement, notamment végétal, né du climat et de la terre, auquel il imprime avec le temps certains traits de son génie, de son héritage culturel, mais aussi de ses errances et de ses abus.

Parler des gens dans le contexte du biopatrimoine n’est pas faire digression. Les gens sont fonctions du milieu naturel qui est le leur parce qu’ils y sont intimement liés. Pour s’en convaincre, il n’est que de juger de la valeur socio-économique de l’Arganier, de l’écosystème « humain » qui est celui de l’espace oasien, du support pastoral que représentent les nappes alfatières et pour la haute montage de la valeur prééminente des parcours et des pâturages. Sur les hautes terres atlasiques, les Berbères vécurent en interaction osmotique avec leur environnement durant des temps séculaires et si le binôme Homme-Nature y est désormais en grave disjonction, c’est à l’analyste éthno-écologique de se prononcer. La biohistoire est à ce sujet aussi un outil de réflexion.

Aborder en quelques lignes le sujet d’une civilisation dans la rubrique des relictes glaciaires (!) d’un ouvrage consacré au bioparimoine pourrait conférer à l’irrespect ou traduire l’abjecte nostalgie coloniale propre au « zoo humain ». C’est pourtant ainsi qu’en tous les guides, qu’en tous les catalogues de voyages, se retrouve le plus souvent folklorisée la berbérité. Une telle manière n’a pas son pareil quand il s’agit de faire référence à la Corse et aux Corses, à la Bretagne et aux Bretons, à la Catalogne et aux Catalans, etc. Cette berbérité et son particularisme ont ainsi leur place dans l’esprit « marketing » des opérateurs de voyages, dans le concept de la vie traditionnelle du village, de la montagne ou du désert. Bien des maghrébins vivant en Europe sont aussi Berbères, notamment du Maroc ou d’Algérie. Mais dépourvus du « cadre », ils ne font plus recette !

Revenons donc, avec la meilleure déférence possible, sur le sujet berbère. Pour souligner que l’on désigne sous le nom de Berbères les populations qui, sur un territoire s'encartant de la Méditerranée au Sud Niger, et du Nil aux Iles Canaries, parlent ou ont parlé des dialectes induits par la langue mère berbère. D'une signification très controversée, ce vocable exogène était déjà employé par les Grecs (les Barbaroi) et les Romains (les Berberus), puis particulièrement par les Arabes (le terme égyptien barbari désigne les Nubiens...) pour nommer la civilisation autochtone et non romanisée de l'Afrique du Nord. Quant aux Berbères eux-mêmes, ils se nomment imazighen, (Hommes libres, francs ou nobles) et inversent la méthode quand ils nomment roumi celui venu d’ailleurs.

Trente mille ans av. J.-C., un Cro-Magnon mechtoïde du paléolithique,
Homo sapiens sapiens nommé Homme de Mechta et Arbi, fréquente la côte méditerranéenne africaine. Il est rejoint quelques vingt mille ans plus tard par des explorateurs venus du Levant : les Protoméditerranéens de civilisation caspienne et originaires de la haute vallée du Nil. Ainsi naquirent, tel que nous l’enseignent la préhistoire, l’archéologie et l’anthropologie, les ancêtres de la lignée autochtone berbère et leur pays la Berbérie, Maghreb d’aujourd’hui. Les Berbères fondèrent de puissants royaumes, composés de tribus confédérées. Ils vécurent l’occupation romaine, la christianisation, la domination vandale avant d’être rapidement convertis à la religion islamique par les « Cavaliers d’Allah ». Lors de l’assèchement du Sahara, un type négroïde assimilable aux Éthiopiens et encore en place au sud du Haut Atlas aurait été importé par les pasteurs en exil vers le nord. Des bergers berbères, artistes du Néolithique, gravèrent sur des grès du Haut Atlas de nombreuses et remarquables peintures rupestres qui sont autant de témoignages des populations protohistoriques, censément chassées du proche Sahara par l’assèchement des pâturages. Ces expressions artistiques sont dues à des pasteurs à bovidés et représentent des scènes de la vie pastorale quotidienne, de la chasse au lion, à l’éléphant et au rhinocéros. Les meilleurs itinéraires pour découvrir ces chef-d’œuvres se situent dans les Djebels Yagour et Oukaïmeden. Ces témoignages de la mémoire collective sont hélas laissés à l’abandon et subissent la dégradation du vandalisme, quand ils ne font pas l’objet d’une pure piraterie par leur enlèvement au profit de collectionneurs étrangers.

Lors de la conquête musulmane et selon l’avis des historiens, les conquérants arabes furent peu nombreux et la très grande majorité des Marocains possède ainsi du sang berbère. Ce qui ne signifie pas nécessairement qu'ils soient berbérophones, de nombreuses tribus ayant été arabisées très tôt, en particulier le long des côtes de l'Atlantique. L’ifriqiya fut facilement séduite par l’Islam et sa proclamation de foi spontanée (chahada) reçue comme un rituel particulièrement adapté au désert.
Le Maroc présente donc une société composite, une remarquable mosaïque où presque la moitié de la population parle l’un des dialectes berbères : tarifit dans le Rif, tamazight notamment dans le Moyen Atlas et le Haut Atlas oriental et tachelhit dans le reste du Haut Atlas, le Souss et l’Anti-Atlas. Ce dernier groupe, fait d’un mélange de tribus d’origines diverses, est le mieux défini. La langue berbère appartient à la famille linguistique chamito-sémitique.

L'organisation sociale berbère est de type segmentaire et très hiérarchisée. Le couple (les Berbères ont toujours été monogames) et la famille représentent la plus petite unité sociale, c’est le foyer (takat). Dans l’agrégat de la vaste maison patriarcale, où peuvent coexister deux ou trois générations de parentèle directe et de collatéraux, l’autorité est marquée par le plus ancien de la maison. Le fonds reste indivis tant que vit le père, chaque récolte est scrupuleusement partagée (la femme comptant à part entière) et seul le troupeau est commun. L’initiative individuelle laissée aux jeunes gens (et non aux jeunes filles !) est grande et leurs accordailles sont libres. Au-dessus de la cellule conjugale et du foyer, se situe le lignage (ikhs), cellule sociale, synthèse de réalités parentale, politique et religieuse, résultant du groupement de plusieurs foyers liés par une ascendance commune et établi en village, ou en douar pour les nomades. C’est le grand dispensateur de l’ordre agraire. Il est désormais caduc par places et alors remplacé par une sorte de canton dans l’ordre territorial (taqbilt), lequel n’est plus une fédération familiale et peut correspondre à l’ancienne fraction (ensemble de clans et de villages). Le niveau supérieur est celui de la tribu (qbil) qui n’est qu’un groupement de fractions, qui porte un nom et veille à quelques traditions. Il existe enfin et occasionnellement la confédération, une alliance occasionnelle de tribus. A l'intérieur de tous ces segments, les liens du sang – réels au niveau des petites unités, fictifs dans les grandes – constituent le fondement de la cohésion sociale et entretiennent chez les membres du groupe un fort esprit de solidarité (corvées communes, usage de greniers collectifs, etc.) La vie sociale est régie par un droit coutumier qui veille à la défense du groupe. Le trait le plus saillant des mœurs berbères est peut-être la primauté qu’elles confèrent à la personne individuelle.

La haute montagne est par excellence l’univers des populations berbères restées les plus attachées à une tradition parfois ancestrale, fortement cramponnées dans leurs vallées et statistiquement peu arabisés. Sur les hautes terres très rigoureuses du Moyen Atlas oriental (massif du Bou-Iblane), l’occupation est le fait des Aït-Warayne, entité tribale originaire des confins de la Mauritanie. Ils construisent en moyennes vallées des villages aux maisons étagées et très fonctionnelles, en pierres et en pisé. Dans le cadre des mouvements de transhumances entre l’hivernage dans le bas pays (azarhar) et l’estivage dans le djebel, ils ont un fréquent recours à la tente. Le Moyen Atlas central est surtout investi par les Beni-M’Guild, autres pasteurs possesseurs de deux finages. Le Haut Atlas oriental est faiblement peuplé par des Berbères de dialecte tamazight. Ce sont des pasteurs semi-nomades, dont l’installation a été relativement tardive, vivant surtout d’élevage de Chèvres et de Moutons, passant de nombreux mois, voire l’année entière sous la tente. A peine plus à l’ouest, sur le plateau des lacs, dans les hautes vallées du Ziz, du Toddra et du Dadès, les Aït-Hadiddou, les Aït-Yazza, les Aït-Morghad, les Aït-Atta et quelques autres, sont des paysans plus nettement sédentaires, utilisant au mieux les pacages, les terres cultivables et l’eau. Ils sont à la fois agriculteurs, arboriculteurs et éleveurs. Leurs admirables petits champs irrigués en terrasse produisent de l’Orge, du Maïs, des légumes, des olives, des amandes, des noix. Le célèbre moussem (agdoud en berbère) d'Imilchil, « foire aux fiancés » en vue de mariages spontanés, est né d'une légende du Pays des Aït-Hadiddou. Isli (le marié) aimait profondément Tislit (la mariée), mais leurs familles respectives étaient opposées à leur mariage. Ils pleurèrent tant et si bien que deux lacs se formèrent : ils portent aujourd'hui leurs noms. Le mythe a vite rejoint l’imaginaire touristique. Il est alors rapporté qu'au cours de cette fête tout musulman peut épouser sur le champ une femme de la tribu, celle-ci ayant une entière autonomie quant au choix de son conjoint. Cette apparente liberté pose nécessairement problème d’une singulière disparité locale du statut de la femme à l’intérieur des coutumes globales de la société arabo-musulmane. Une observation rapprochée enseigne qu’il n’en est pas ainsi et qu’il ne s’agit que d’une cérémonie de mariages collectifs, désormais grande mascarade soutenue par l’engouement touristique et qui a perdu tout son sens authentique. Il n’en demeure pas moins que les femmes de cette tribu possèdent une réputation de grande indépendance. Dès le Haut Atlas central et jusqu’à l’Anti-Atlas et à l’Atlantique, ce sont les Chleuhs et leur parler tachelhit qui prennent très progressivement le relais, mais on y constate l’immixtion de vocables et d’expressions du dialecte tamazight comme chez les Aït-Bouguemez du massif du M’Goun, voire au-delà jusqu’aux confins du Tizi-n-Tichka. Ils vivent dans des petits villages parsemés, aux maisons étagées sur la pente du terrain, avec leurs toitures plates en palier sur plusieurs niveaux. En pierres ou en pisé, elles forment un ensemble compact de petits blocs soudés les uns aux autres. Les familles sont sédentaires, cultivent des céréales, des légumes et des fruits, mais cette agriculture traditionnelle serait insuffisante si elle n’était pas associée à l’élevage. Les Hommes sont donc le plus souvent occupés tant par la transhumance hivernale dans les vallées, que par la montée estivale jusqu’aux hauts pâturages (igoudlan ou tichkou). Il est toujours hasardeux de faire la distinction, dans les Atlas, du monde cultivateur de celui pastoral, car le premier ne manque pas de posséder un modeste troupeau et le second de cultiver quelques parcelles. La priorité du troupeau conduit souvent les bergers sédentaires à partir seuls quelques jours, voire plusieurs semaines, munis d’un matériel minimum (une tente ou un simple burnous si une cavité fournit l’abri, un sac de farine pour faire soi-même le pain, du thé et du sucre...) Tel est dans toute sa rudesse l’harmonie qu’impose à l’Homme le milieu environnant.

De quelques seize millions d’individus contemporains pouvant encore, en Afrique du Nord, revendiquer une origine berbère, moins de dix millions sont Marocains.
Plus de trois millions d’entre-eux s’accrochent à la montagne. Descendants des antiques peuplades ou héritiers de réfugiés ou de proscrits venus du Nord comme du Sud, certains de sang wisigoth, vandale, byzantin ou celtibère, d’autres d’ascendance juive, cette constellation dédaigne la ville, refuse souvent le pouvoir, ne se soumettant qu’à Dieu, invoquant les marabouts et les génies des hauteurs sacrées, dans une unique ambition de liberté.

Voilà un survol on ne peut plus superficiel d’un thème complexe tant est remarquable la diversité du peuplement de l’Afrique berbérique, de ses origines à nos jours, peuplement dont la conception lignagère ne semble finalement reposer sur aucune base territoriale. Pour une meilleure connaissance préhistorique, historique, religieuse, ethnographique, de l’habitat, des costumes, des traditions et des légendes du monde berbère, il est conseillé de se reporter aux ouvrages spécialisés.


Une vraie gestion durable qui nous vient de la nuit des temps

L’agdal ou l’agoudal (pluriel  igoudlan) : ce mot désigne, en berbère tachelhit, une aire de pâturage collectif dont l’ouverture et la fermeture sont gérées à des dates pré-établies par la communauté des usagers. A l’opposé, almou désigne le pâturage ouvert sans restriction, ni réglementation. Cette réglementation traditionnelle présente l’avantage d’interdire la pâture durant la période la plus sensible pour les plantes et renforce ainsi la vigueur de la végétation, avec report sur pied de la biomasse disponible en fin de saison. Dans ces régions notamment, la judicieuse coutume concerne la petite transhumance estivale utilisant des bergeries de haute montagne (Haut Atlas occidental), tout comme la grande transhumance estivale (ou transhumance double estivale-hivernale) du semi-nomadisme montagnard, vivant sous la tente (tarhamt ou rhaima) ou dans des grottes (Haut Atlas central), ainsi que dans des azibs qui sont des villages-bergeries d’été (Haut Atlas Central, Anti-Atlas du Djebel Siroua).

Alors qu’elles régressent dans les autres pays du Maghreb, les transhumances verticales de type simple (estivale) ou double (sur un transect nord-sud hiver-été) restent très actives dans la montagne marocaine. Elles sont ici fondées sur
un jeu de droits croisés. L’utilisation des ressources collectives et leurs conditions d’usage sont ainsi contrôlées par les collectivités. Issu de la période préislamique et s’appliquant aux terres dites tribales, le plus ancien est le droit coutumier. Il gère un modèle territorial collectif et dénué de propriétés. Relevant le plus souvent d’une tradition orale cautionnée par l’usage séculaire, il intègre de multiples pratiques liées à l’exploitation des ressources et à la conduite des troupeaux. Quant au droit foncier musulman, qui énonce que « la terre appartient à Dieu donc à son représentant le Sultan », la pratique de la libre utilisation des ressources naturelles permet une jouissance très étendue de l’espace et ce sont les rapports de force qui président à la conquête de nouveaux territoires puisque selon les règles de la vivification (ihyaa), la terre revient à celui qui l’a mise en valeur soit en y cultivant un champ ou un verger, soit en y creusant un puits, voire en y construisant une habitation. Depuis l’empire colonial français, le droit moderne de l’état (chrâ) s’est imposé en troisième rang avec à l’origine l’installation foncière des colons. Son entrée en vigueur eut pour conséquence l'immatriculation des terres, une domanialisation des forêts et des steppes, le partage de certains espaces collectifs et l’établissement de limites aux territoires tribaux. Mais l’intrusion du droit moderne et ses formalisations n’auront nullement la capacité d’esquiver des oppositions souvent irréductibles. Il en résulte une superposition souvent anachronique de ces différents droits pour la gestion d’un même espace. Cette faiblesse juridique génère abus et conflits et n’est nullement bénéfique à la gestion des ressources. C’est pourquoi l’installation de l’agdal (mise en défends saisonnière) sur certaines montagnes parmi les plus reculées du Haut Atlas, détient le privilège d’évincer ces abus directement liés au jeu croisé de tous ces droits en vigueur. Cet usage permet aussi de mieux sauvegarder les conditions d’un usage optimum des parcours, par des dates d’ouverture et de fermeture des pâturages dépendant d’une instance de notables (jamat). Un système de gardiennage et de sanctions y est adjoint, ainsi qu’une zone tampon d’attente pour les estives de printemps. Il existe parfois des franchissements discutables mais assez résiduels. Il est par contre navrant d’en constater la suppression en année de stress hydrique, même si les conditions qui y président sont d’essence humanitaire. Car il s’agit alors pour les ressources naturelles déjà affaiblies d’un très dommageable saccage.

Si l’État se montre inapte à freiner l’érosion du capital génétique des forêts et des montagnes,
une telle pratique communautaire originale (l’agdal), héritée des rapports à la nature et au temps d’une culture montagnarde, s’avère idéalement responsable de la sauvegarde de la biodiversité et des ressources corollaires. Un ambitieux et valeureux programme consisterait à encourager et à étendre le principe aux massifs d’autres régions, à d’autres écosystèmes à valeur pastorale, à le conjuguer à une charge plus compatible du nombre de têtes, à diminuer parfois les temps de pâture en proscrivant toute présence durant la reprise biologique. Dans cette vision, un capital de confiance mutuelle entre les entités étatiques et les populations locales gagnerait grandement à être instauré. Il est actuellement défaillant.

Il ne s’agissait pas ici de présenter un dossier exhaustif de cette pratique opportune, mais de montrer simplement comment elle s’intègre à la bioéthique contemporaine et idéaliste de la gestion durable, de témoigner de ses atouts en faveur du milieu naturel montagnard. Partout où l’agdal est en vigueur, où les pâturages sont délaissés de la fin de l’automne jusqu’aux prémices du printemps, avec tous les gradients selon l’altitude et l’exposition, nous avons été témoins de la relative bonne santé des biocénoses. C’est le cas par exemple dans le Djebel Siroua (ouverture des pâturages début juillet), dans l’essentiel du Massif du Toubkal et notamment à l’Oukaïmeden (ouverture habituelle le 10 août), dans le Djebel Azourki et autres montagnes au nord du M’Goun, sur certains cols entre le Plateau des lacs d’Imilchil et le Djebel Aderdouz (accès mi-juin), etc. L’arrivée des troupeaux anéantit alors en quelques jours ce qui fut un éden depuis la fonte des neiges. Mais à ces dates qui tiennent chacune compte des facteurs latitude, altitude, exposition, et sauf rares exceptions, la nature a déjà correctement repris ses droits depuis plus de six mois puisque le paysage est nouvellement paré de beaux espaces florifères, de riches rives d’asifs, d’une végétation partout vigoureuse pour peu que l’hiver ait été correctement arrosé. Le potentiel des Invertébrés et particulièrement des Papillons ne semble pas spécialement amoindri, ni dans son effectif, ni dans sa diversité, car par exemple, le cycle ponte-stade larvaire-nymphose des derniers cités a pu être bouclé sans dommage avant le retour du cheptel dont l’appétit est tout autant ravageur que l’impact du piétinement. Ce témoignage est bien documenté au fil de suivis sur une dizaine d’années d’observations et de prélèvements publiés dans des revues spécialisées, au moins pour ce qui concerne les Lépidoptères Rhopalocères et les Zygènes, éléments indicateurs éminemment sensibles aux bouleversements du milieu. Même remarque pour la flore et tout particulièrement le cortège des plantes-hôtes souvent très sensibles, qui sont liés à la survie de ces Papillons. Hors ce cas de figure d’une bonne entente entre l’élevage et la biocénose, l’existence des parcours intensifs est toujours vécu comme un drame pour la végétation, la faunule et le sol.


Une anecdote de poids : le Dinosaure du supercontinent

En 1998, un cultivateur d’une montagne de la région du M’Goun recueille un os fossile sur une pente rocheuse dominant son village de Tazouda. Nombreux sont les étrangers qui sillonnent les pistes marocaines tant à la recherche de minéraux que de « trésors » archéologiques ou paléontologiques, et les font sortir clandestinement du pays. Le brave paysan cherche ainsi à vendre son os mais les trafiquants tombent sur un autre type d’« os » en se faisant intercepter par la gendarmerie royale du secteur. Les autorités locales se mettent alors en contact avec le Ministère de l’Énergie et des Mines. D’éminents paléontologues européens viennent ensuite épauler les chercheurs marocains sur ce site fossilifère du « musée du Haut Atlas », déjà bien connu pour avoir livrer, de Midelt à Ouarzazate, d’autres merveilles du genre. 400 os sont sortis du nouveau gisement de Tazouda, venant compléter l’innocente découverte initiale. Ainsi naît, 180 millions d’années après sa mort,
Tazoudasaurus naimi, un Dinosaure sauropode dont le gabarit n’est estimé qu’à neuf mètres de long pour un poids de cinq tonnes, sorte de sympathique Rhinocéros à long cou et à queue démesurée. C’est un « nain » par rapport aux autres Dinosaures Herbivores quadrupèdes descendants. Il est de 20 millions d’années l’aîné de l’Atlasaurus du Jurassique moyen (160 millions d’années) préalablement découvert dans cette même région. L’évènement apporte aux paléontologues de précieuses données sur les prémices de l’histoire des grands Dinosaures. Le monstre de Tazouda serait l’ancêtre des Dinosaures Brachiosauridés du Jurassique supérieur d’Amérique du Nord, seulement « vieux » quant à eux de 140 millions d’années. A l’ère secondaire, l’Atlantique n’existait pas. L’Afrique du Nord et l’Amérique se trouvaient alors soudées en un supercontinent. Il y a quelques 180 millions d’années, l’Atlas était une zone basse, humide et verdoyante. Le gisement fossilifère se situe dans des couches continentales du Jurassique inférieur (Lias) datées de cet âge. C’est une période dont on connaît mal les faunes terrestres en raison de l’importance des transgressions marines. Le Haut Atlas constitue un cas exceptionnel d’accès à des niveaux continentaux qui n’existent pratiquement pas ailleurs dans le monde. Parce qu’à la suite d’un violent orage, une coulée de boue emporta dans un chenal un troupeau de Sauropaudes et quelques-uns de leurs prédateurs carnivores, le M’Goun est un peu le cimetière des Dinosaures.

Parler des Dinosaures et citer les années par centaines de millions, voilà bien de quoi remettre un peu à l’heure nos horloges braquées sur l’urgence du quotidien. La genèse géologique accorde parcimonieusement à l’Homme quelques quatre ou cinq « pauvres » millions d’années d’existence. Il n’y a pas de quoi pavoiser et si après 160 ou 180 millions d’années les Dinosaures ont fini par s’éteindre, nous pouvons attendre notre tour qui ne sera probablement pas si lointain. Les temps géologiques ont disloqué et déplacé les continents, érigé des montagnes, fait fondre des banquises pour créer des océans, généré, modelé puis biffé des espèces... Toutes ces notions sont impalpables mais au Maroc particulièrement, des horizons nus de décors minéraux seulement façonnés par le vent et la pluie, encore peu masqués par l’empreinte des activités humaines si ce n’est celles érodantes, ressemblent à un grand livre qui nous appelle au déchiffrement. Les amateurs de géologie, de minéralogie, de paléontologie ne se privent pas d’y faire un voyage à travers les temps et, par le biais d’une simple observation, de remonter quelques centaines de millions d’années. Des presque cinq milliards d’années d’ancienneté que nous voulons bien prêter au tourbillon interstellaire qui fit notre planète, puis à la bouillie originelle qui pris forme de vivant, du moins depuis les 550 millions de petites années que nous appréhendons assez bien depuis le Cambrien jusqu’à notre Holocène, pourquoi se gêner pour rêver ? Mais parfois, le touriste n’a pas « une minute à perdre ! »


Le Genévrier thurifère : l’arbre de l’extrême

« Assieds-toi au pied d'un arbre
et avec le temps tu verras l'Univers défiler devant toi. »

Proverbe bantou

Le Genévrier thurifère (
Juniperus thurifera) est un arbre atlanto-méditerranéen dont la diffusion restreinte et parcellaire se limite à l’Italie (très récemment découvert dans deux vallées alpines), la France (Alpes, Pyrénées, Corse), l’Espagne (surtout Système central et Sub-bétique), l’Algérie (limité au seul Djebel Chelia où le peuplement millénaire et vestige est démuni de régénération) et le Maroc (sous-espèce africana). Faute de la réalisation d’une cartographie actualisée, la thuriféraie marocaine est d’une évaluation difficile. Les chiffres généralement à disposition (244.000 ou 326.000 ha selon les auteurs et les rapports) concernent la couverture en Genévriers, toutes espèces confondues. Compte tenu du vaste saupoudrage de la géographie marocaine par l’Oxycèdre, il semble oiseux de pouvoir en extraire une surface propre au Thurifère. L’estimation raisonnable se situe entre 20.000 et 30.000 ha, assez équitablement répartis entre Moyen Atlas plissé et le Haut Atlas, depuis 1700 jusqu’à 3000 m d’altitude, hélas partout dégradé, en dépérissement ou éteint. Il est indifférent au type de substrat, investissant tous les sols et s’avère être d’une grande capacité à exploiter la moindre faille de la roche mère. Ses peuplements sont le plus souvent lâches et d’amplitudes très variables, ceux d’un seul tenant étant toujours très restreints.

Les appellations populaires de
Juniperus thurifera sont en France très nombreuses selon l’époque et la région : Genévrier thurifère, Savinier, Sabine en arbre, Cèdre d’Espagne, Genévrier espagnol, Genévrier à encens ou porte-encens, chaï, loù savin, mourenc, etc. Au Maroc, il est généralement connu des Berbères sous les noms d’andromane ou andkrhomane (Aït-Bouguemez, région du Tizi-n-Tichka), d'awal ou encore de tawalt (Haut Toddra), d’adroumane (Haut Atlas occidental), d’ârâar ailleurs.

Cet arbre remarquable peut présenter des dimensions très impressionnantes, atteignant 20 m de haut et 16 m de circonférence. La taille moyenne des sujets est habituellement de 5 à 10 m, de port le plus souvent conique avec une cime élancée. Son tronc est courtaud et toujours très tourmenté. Les individus abroutis ou ayant subi un mauvais traitement ont l’apparence d’un Champignon. Les feuilles adultes sont en écailles opposées en croix, avec une glande dorsale résinifère oblongue. Le cône, d’un diamètre d’une dizaine de mm, présente l’aspect d’une baie à pulpe charnue de couleur verte ou brune et contient des graines jaunes.

C’est à la fois le plus alticole, le plus longévif, le plus robuste et le plus dégradé des arbres du Maroc. Des mutilations parfois impressionnantes témoignent pour cette robustesse. Essence à résilience exceptionnelle, le Thurifère est apte à subir des contraintes climatiques extrêmes : hivers très rudes, étés chauds et très secs. Il se mélange au Cèdre dans le Moyen Atlas et au Chêne vert dans le Haut Atlas. Mais à l’étage oroméditerranéen, sous bioclimats semi-aride et subhumide extrêmement froids, aucun autre arbre n’est apte à concurrence. Seule la steppe froide à coussinets épineux partage cet habitat sans appel, puis relaie le Genévrier thurifère au-delà de la limite supérieure de la forêt. De très vieux vétérans puissamment charpentés trônent souvent, solitaires, sur les pentes érodées de ces grandes altitudes. Leur présence impose le respect au petit Homme-parasite qui les contemple. Ainsi isolés, ils font office de refuge sciaphile universel pour toute une faunule qui s’y replie les jours d’été car dans les Atlas, même à cet étage, l’insolation est cuisante les jours caniculaires. Assis à leur pied, outre leur ombre bienfaisante, on y ressent parfaitement la ventilation naturelle qu’ils procurent à tout un microcosme.

Une pression usagère outrancière datant déjà de plusieurs décennies hypothèque gravement l’avenir des formations à Thurifère. Squelette sur un sol squelettique car victime du tassement et de la solifluxion causée par le parcours intensif, l’arbre a tout donné : bois de chauffage, bois de service (charpentes, linteaux, portes), charbon de bois, goudron végétal et feuillage pour le bétail. Il est aussi très prisé en médecine traditionnelle. Comptant un nombre impressionnant de chandelles, les peuplements les plus dégradés apparaissent véritablement comme des « natures mortes ». Il ne subsiste sur les arbres en sursis que quelques rares rameaux feuillés.
Ce sont les derniers signes de vie d’une forêt fossile, d’un écosystème majeur en voie de disparition, d’une essence en phase finale.


La thuriféraie : nature morte d’une forêt « sans arbres »

« 
La montagne marocaine, si l'on y prend garde, court vers sa ruine définitive.
La destruction de la végétation engendre la ruine économique, et celle-ci provoque la dépopulation.
 »
Louis Emberger (1938 !)

Le Thurifère organise des groupements au sein de l’ordre des
Ephedro-Juniperetalia à formations arborées présteppiques de faible recouvrement, s’encartant dans l’alliance d’altitude Junipero thuriferae-Quercion rotundifoliae, réunissant un panel d’associations caractérisées, outre Juniperus thurifera, par : Ribes atlanticum, Berberis hispanica, Cotoneaster nummularia, Buxus balearica, Crataegus laciniata, Fraxinus dimorpha, Quercus rotundifolia, Lonicera arborera, Rosa sicula (Benabid, 2000). Apparaissant dans les Atlas sous variante bioclimatique du type très froid des étages forestiers culminaux, le Genévrier thurifère participe à la définition de deux séries phytodynamiques (Benabid, 2000) : la série montagnarde méditerranéenne présteppique de Juniperus thurifera-Quercus rotundifolia  et celle oroméditerranéenne de Juniperus thurifera.

La thuriféraie de meilleure conservation est sans doute celle qui s'étend sur la rive gauche de la portion nord des gorges de l'Asif du M'Goun, dans le Haut Atlas central, laquelle se régénère en harmonie avec le pâturage local (A. Benabid, comm. pers.). La petite formation à Thurifères en ressaut du versant nord du Djebel Moussa-ou-Salah, dans le Moyen Atlas oriental, non loin de la cédraie de Tafferte accueille aussi une flore encore variée et riche d’endémiques, ainsi qu’une remarquable zoocénose, spécialement entomologique, mais elle était, il y a encore quelques années, interdite au cheptel. A l’opposé, les écosystèmes à
Juniperus thurifera dont le grade de mortalité est le plus prononcé sont ceux des montagnes au nord-est du Massif du M’Goun (Aït-Bouguemez), et spécialement les grand lambeaux dantesques accrochés au Djebel Azourki ou dépérissant dans la haute vallée de l’Oued Ahanesal, relevant de l’association Ormenido scariosae-Quercetum rotundifoliae sur calcaires compacts. Dans cette fameuse forêt morte d’Ahanesal, les puissants sujets cadavériques ou moribonds sont particulièrement impressionnants. Partout ailleurs et hors niches maraboutiques, on observe tous les stades de dégradation et il n’est une thuriféraie qui ne soit malmenée par l’Homme. Plusieurs peuplements bénéficient d’une position toute théorique de protection à l’intérieur d’une figure de conservation, c’est le cas dans le Moyen Atlas des thuriféraies du Parc naturel d’Ifrane et du SIBE du Bou-Iblane, dans le Haut Atlas du Parc national du Toubkal, du Parc national du Haut Atlas oriental et du SIBE de la vallée de l’Oued Wabzaza (l’un des ultimes refuges de la Panthère). Le Bois des Fiancés, immense thuriféraie qui à l’ouest de l’Oukaïmeden (Haut Atlas central) domine les villages alentours de Sidi-Fares, se résume à des Thurifères très fragilisés, sur un substrat uniformément désertifié, à l’exclusion de toute autre composante floristique, où la dent du bétail n’a de cesse de persécuter la moindre plantule, où, comme dans l’arganeraie, les Chèvres inventives ont recours au pâturage aérien sur la ramée des vieux arbres. D’autres peuplements perçoivent temporairement les bienfaits d’un périmètre en défends motivé par un programme de reboisement, comme c’est le cas entre Timahdite et le Col du Zad, ou dans le Bou-Iblane, près de Tafferte (Moyen Atlas). Quelques vieux sujets, symboles de puissance et de sagesse et « abritant les esprits protecteurs et éloignant les maladies », peuvent être ainsi tenus pour d’intouchables marabouts (agouram androman, « marabout-thurifère ») et bénéficient d’une protection traditionnelle.


Un déshéritement certain

« Quand le dernier arbre sera abattu, La dernière rivière empoisonnée, Le dernier poisson pêché, Alors vous découvrirez Que l'argent ne se mange pas. »
Proverbes des Indiens Crees (Canada)

La thuriféraie est au Maroc l’écosystème forestier ayant le plus régressé, avec un recul estimé par les spécialistes de l’ordre de 90 % par rapport à son aire potentielle de répartition. Les atteintes à cet arbre alticole ont comme causes majeures la hache, le feu et la pression pastorale. Dans les villages d’altitude, la forte démographie sociale se conjugue à l’appauvrissement des ressources forestières et renoncer à l’amputation, certes interdite, de l’arbre engendre une distance considérable à parcourir pour tout autre ramassage à l’usage du chauffage et de la cuisine. Les mutilations sont donc partout omniprésentes dans les Atlas et la grande vitalité de l’arbre ne lui permet pas toujours de survivre à ces vicissitudes. Les vétérans calcinés ne sont pas rares : le froid régnant à cette altitude conduit très souvent les bergers à allumer un feu et par négligence, le tronc continue à se consumer toute la nuit. L’incessant parcours des Ovins et des Caprins a fait perdre au sol l’essentiel de ses qualités physico-chimiques et hors les coussins épineux susceptibles de protéger encore quelques plantes fines, la pâture est maigre sur ce sol décapé, de plus en plus lessivé par les précipitations, victime de la forte évaporation des vents et brûlé aux ardeurs solaires. Ainsi, le feuillage du thurifère est le fourrage à portée de serpe des bergers et pour ce qui concerne les Chèvres, il devient une pâture aérienne à l’instar de l’Arganier du Souss. Le feuillage constitue aussi un aliment d’appoint indispensable l’hiver en bergerie et il est donc coupé pour être consommé sec. Enfin, un échafaudage de branches entremêlées est un décor habituel sur les murs des azibs dans l’objectif de protéger le troupeau des chacals, des renards et des chiens errants. En l’absence de médecin et de vétérinaire sur place, ce sont les principes actifs du thurifère qui sont sollicités, comme par exemple l’obtention d’un goudron cicatrisant et antiseptique par distillation du bois. C’est donc un arbre à tout faire et il en paie les conséquences.

Unique essence multi-usages à disposition, le Thurifère revêt un rôle social capital. Depuis les temps les plus reculés, c’est un lien de survie qui l’unit aux tribus berbères des villages de la haute montagne.
Mais une trop longue exploitation intensive a eu raison de l’arbre dont la disparition laisse maintenant un vide drastique qui préside à l’exode des populations qui y étaient intimement liées. Les marocains du XXIe siècle ne transmettront pas le Genévrier thurifère à leurs enfants. On le disait pourtant l’arbre le plus robuste du Maroc.


La cupressaie

Tout le monde connaît les Cyprès de diverses origines dont l’aire a bénéficié d’une considérable extension de la main de l’Homme par des plantations artificielles au service du reboisement, de l’ornementation et notamment à l’usage de haies brise-vent. De nombreuses formes horticoles ont ainsi été sélectionnées. Avec le Buis, il est aussi un funèbre symbole puisque le monde chrétien de la Méditerranée les a choisis tous deux pour veiller les morts de ses cimetières. Au Maroc, les Cyprès allochtones habituellement utilisés sont
Cupressus arizona (originaire d’Arizona et du Nouveau Mexique), partout présents en reboisement, C. macrocarpa (de Californie littorale), notamment planté en haies vives avec irrigation, Biota orientalis (asiatique) surtout cultivé pour l’ornement. Il existe par ailleurs une espèce saharo-arabique endémique au désert du Tassili, dont il ne resterait que deux centaines de sujets sur le Plateau des Ajjer : Cupressus dupreziana. Des formations subspécifiques à Cupressus sempervivens poussent spontanément sous formes de modestes indigénats à Chypre, en Syrie, en Tunisie, en Algérie, sous diverses sous-espèces locales aux aires toujours exiguës.

Au Maroc, le Cyprès de l’Atlas (
C. atlantica) (azel, arella) est une essence endémique, estimée affine à C. dupreziana du Tassili n-Ajjer. Ses formations couvrent une surface qui n’excède pas 4000 à 5000 ha sur un territoire confiné au Pays des Goundafi, dans la haute Vallée du N’fiss et ses alentours, là où commence le Haut Atlas dit occidental. Il s’agit des montagnes du versant nord du célèbre Tizi-n-Test, dans la montée depuis Marrakech et Asni, en suivant initialement l’Asif Reraya. C’est un paysage parfois lunaire de collines d’argile rouge du permien et du trias, saupoudrées de Pins d’Alep et de Thuyas, dont les ripisylves à Lauriers-roses sont d’un splendide effet lors de la floraison. Le passage de ce col fut contrôlé jusqu’au XIXe siècle par la puissante tribu Gundafa et il reste encore les traces de solides casbahs. Près du village d’Ijoukak, montant la garde sur la vallée, l’austère mosquée de Tin-Mal qui fut construite par les Almohades est un fleuron de l’architecture religieuse de l’Occident musulman. Le Cyprès de l’Atlas se développe dans certaines belles petites vallées des affluents de l’Oued N’fiss, comme celle de l’Asif Ogdemt qui descend du Djebel Ogdet. Sur ses fortes pentes de grés argileux, la Forêt de Laghbar en abrite le plus grand nombre, souvent en association avec des Éphèdres, au sein d’une biocénose intéressante qui conserve la Loutre, le Lynx caracal, de très nombreux Rapaces (parmi lesquels ont été signalés : l’Aigle royal, l’Aigle de Bonelli, le Percoptère d’Égypte, le Gypaète barbu). Ce n’est pas une essence caractéristique de l’étage sommitale puisqu’elle n’individualise ses formations préforestières ou présteppiques qu’entre 1000 et 1400 m dans les ambiances bioclimatiques allant du plafond du thermoméditerranéen semi-aride frais au mésoméditerranéen subhumide froid. Mais nous avons choisi de présenter cet endémique marocain dans le cadre de la très haute montagne qui lui sert d’écrin. Le Chêne vert, le Genévrier oxycèdre et le Genévrier de Phénicie participent à ses groupements. En son plancher inférieur, c’est le Thuya de Barbarie qui le relaye souvent. Le Cyprès se remarque de loin avec une hauteur de 25 à 40 m, son port pyramidal régulièrement érigé, son feuillage pleureur vert glauque. Avec un faciès qui lui est propre, sa futaie et son écosystème sont remarquables et bien reconnaissables. Contrairement à bien d’autres espèces, le Cyprès de l’Atlas n’est guère utilisé dans le reboisement.


La xérophytaie

Au-delà de la ceinture verte formée par les boisements clairs de Thurifères, parfois associés soit à
Quercus rotundifera, soit à Cedrus atlantica, mais aussi ourlés de Buis (Buxus balearica et B. sempervivens) et des Chèvrefeuilles arborescent et des Pyrénées (Lonicera arborea et L. pyrenaica), c’est au-dessus de 2500-3000 m le règne exclusif de la steppe à xérophytes épineux à port hémisphérique et au système racinaire excessivement développé. Cette formation sur rocailles et pâturages pierreux des « zones de combat » au climat très inhospitalier, majoritairement constituée par des Buplèvres et des Alyssons, réunit : Bupleurum spinosum (Apiaceae), Alyssum spinosum et Vella mairei (Brassicaceae), Arenaria pungens (Caryophyllaceae), Erinacea anthyllis, Cytisus balansae, Ononis atlantica et quelques espèces épineuses d’Astragales (Fabaceae).


Catalogue botanique du Djebel Oukaïmeden
(Source : D. Filer, Université d’Oxford)

« 
L'odeur est l'intelligence des fleurs. »
Henry de Montherlant

L’Oukaïmeden est une montagne contiguë au Toubkal et à son Parc national. A l’intérieur même du périmètre conservatoire du Parc du Toubkal, plus de 400 taxons de plantes vasculaires ont été dénombrés, 500 y sont estimés, dont un grand nombre d’endémiques, de rares et d’exceptionnels (relictes boréales). 23 taxons sont exclusifs au Massif du Toubkal. L’endémisme maximum est enregistré à très haute altitude où les rochers suintants et les pozzines assurent un rôle de refuge au bénéfice d’une flore orophile européenne ou circum-boréale. C’est l’unique site de ce type de tout le Maghreb.

AMARYLLIDACEAE :
Narcissus bulbocodium obesus, Narcissus watieri
APIACEAE :
Apium nodiflorum, A. repens , Bunium alpinum, B. bulbocastanum peucedanoides, Bupleurum benoistii, B. oligactis, B. lateriflorum, B. spinosum, B. subspinosum, Conium maculatum, Eryngium bourgatii, E. variifolium, Heracleum sphondylium suaveolens, Seseli libanotis atlanticum, Torilis elongata
AQUIFOLIACEAE :
Ilex aquifolium
ASTERACEAE :
Achillea ligustica, Aliella helichrysoides, A. platyphylla, Anacyclus homogamus, A. pyrethrum depressus, A. valentinus, Andryala integrifolia, Anthemis pedunculata pedunculata, Bellis caerulescens, Carduncellus rhaponticoides, Carduus macrocephalus, C. maroccanus, C. pycnocephalus, Catananche caerulea f. caerulea, C. caerulea f. albiflora, C. caespitosa, Centaurea pubescens, Chamaemelum scariosum, Cirsium chrysacanthum, C. dyris, Cladanthus arabicus, Crepis hookeriana, C. pulchra, C. vesicaria, Crupina vulgaris, Echinops spinosus, Erigeron mairei, Hieracium amplexicaule, Hypochaeris arachnoidea, H. leontodontoides, Inula montana, Jurinea humilis, Lactuca reviersii, L. tenerrima, L. viminea, L. virosa, Leontodon atlanticus, Mantisalca salmantica, Onopordum acaulon, Picris hispanica, Ptilostemon dyricola, Reichardia tingitana, Rhodanthemum atlanticum, R. catananche, Scolymus hispanicus, Scorzonera laciniata, Sc. pseudopygmaea, Senecio giganteus, S. maroccanus, Sonchus asper, S. maritimus aquatilis, Taraxacum obovatum, Tolpis barbata, Tragopogon crocifolius, T. porrifolius, Xeranthemum inapertum
BORAGINACEAE :
Asperugo procumbens, Buglossoides arvensis gasparrinii, Cerinthe major, Cynoglossum watieri, Echium flavum, E. plantagineum, Myosotis atlantica
BRASSICACEAE :
Alyssum atlanticum, A. simplex, A. spinosum, Arabis alpina caucasica, A. auriculata, A. erubescens, A. conrigioides, Biscutella baetica, Capsella bursa-pastoris, Descurainia sophia, Diplotaxis muralis, Draba hispanica, D. oredum oreadum, Erucastrum elatum, Erysimum incanum, E. gramineum, Graellsia hederifolia, Hirschfeldia incana geniculata, Isatis tinctoria, Lepidium draba, L. heterophyllum atlanticum, L. hirtum dhayense, Nasturtium officinale, Neslia paniculata, Thlaspi perfoliatum
CALLITRICHACEAE :
Callitriche sp.
CARYOPHYLLACEAE :
Herniaria glabra, H. regnieri, Paronychia argentea, P capitata, P. polygonifolia, P. velata      
CHENOPODIACEAE :
Chenopodium album, Ch. exsuccum, Ch. vulvaria
CISTACEAE :
Helianthemum croceum, H. helianthemoides
CONVOLVULACEAE :
Cuscuta nivea, C. planiflora, C. triumvirati
CRASSULACEAE :
Crassula vaillantii, Sedum acre neglectum, S. album, S. caespitosum, S. dasyphyllum, S. modestum, S. surculosum, Sempervivum atlanticum, Umbilicus horizontalis, U. rupestris
CUPRESSACEAE :
Juniperus thurifera
CYPERACEAE :
Carex distans, C. divisa, C. intricata, C. nevadensis, C. ovalis, Eleocharis palustris, E. quinquefolia, Isolepis cernua
DIPSACACEAE :
Scabiosa atropurpurea, Sc. columbaria
EUPHORBIACEAE :
Euphorbia villosa, Mercurialis elliptica
FABACEAE :
Anthyllis vulneraria maura, Astragalus ibrahimianus, Cytisus grandiflorus, C. valdesii, Erinacea anthyllis, Hippocrepis unisiliquosa, Lotus corniculatus, Medicago suffruticosa maroccana, Ononis cristata, O. spinosa, Trifolium arvense, T. campestre, T. dubium, T. gemellum, T. humile, T. ochroleucon, T. repens, T. strictum, Vicia benghalensis, Vicia onobrychiodes, Vicia tenuifolia villosa
GENTIANACEAE :
Blackstonia grandiflora, Centaurium erythraea suffruticosum
GERANIACEAE :
Erodium cicutarium, Geranium pyrenaicum
GLOBULARIACEAE :
Globularia liouvillei
HYPERICACEAE :
Hypericum pubescens
IRIDACEAE :
Gladiolus communis byzantinus
JUNCACEAE :
Juncus bufonius, J. fontanesii brachyanthus, J. inflexus
LAMIACEAE :
Hyssopus officinalis pilifer, Lamium amplexicaule, L. flexuosum, Marrubium vulgare, Mentha suaveolens timija, Nepeta atlantica, Salvia verbenaca, Satureja alpina meridionalis, S. atlantica, S. baetica, Sideritis villosa, Teucrium rotundifolium, Thymus dreatensis
LILIACEAE :
Allium pallens, A. paniculatum, A. sphaerocephalon, Anthericum liliago algeriense, Colchicum lusitanum, Fritillaria messanensis, Hyacinthoides hispanica, Muscari comosum, Ornithogalum algeriense, Urginea maritima maura
LINACEAE :
Linum bienne
LYTHRACEAE :
Lythrum portula
MALVACEAE :
Malva neglecta, M. sylvestris, M. tournefortiana
MORACEAE :
Ficus carica
ONAGRACEAE :
Epilobium alsinifolium, E. obscurum
ORCHIDACEAE :
Dactylorhiza elata
PAPAVERACEAE :
Fumaria parviflora, Glaucium corniculatum, Papaver atlanticum, P. dubium
PARNASSIACEAE :
Parnassia palustris
PLANTAGINACEAE :
Plantago coronopus cupanii
PLUMBAGINACEAE :
Armeria atlantica
POACEAE :
Aegilops geniculata, A. triuncialis, Agrostis castellana, Alopecurus aequalis, A. arundinaceus, A. geniculatus, Anthoxanthum odoratum, Arrhenatherum album, A. elatius bulbosum, Avenula bromoides, Brachypodium phoenicoides, Bromus hordeaceus, B. rigidus, B. squarrosus, B. sterilis, B. tectorum, Dactylis glomerata hispanica, Dasypyrum breviaristatum, Festuca atlantica oxyphylla, F. arundinacea atlantigena, F. baetica, F. geniculata, F. indigesta aragonensia, F. ovina, Glyceria notata, Holcus lanatus, Hordeum geniculatum, H. glaucum, Koeleria crassipes, Lolium multiflorum, L. rigidum, Melica cupanii, M. minuta, Oryzopsis caerulescens, Phleum bertolonii, Poa alpina, P. bulbosa vivipara, P. nemoralis, P. pratensis, P. supina, P. trivialis, Polypogon monspeliensis, Stipa nitens, Trisetum flavescens, Vulpia geniculata
POLYGONACEAE :
Polygonum aviculare, P. bistorta, Rumex acetosa atlantis, R. acetosella pyrenaicus, R. intermedius, R. patientia, R. scutatus induratus
POLYPODIACEAE :
Asplenium adiantum-nigrum, A. ceterach, A. onopteris, A. scolopendrium, A. septentrionale, A. trichomanes quadrivalens, A. viride, Cystopteris dickieana, C. filix-fragilis, Dryopteris acculeata, D. lonchitis, Polypodium cambricum
PORTULACACEAE :
Montia fontana amporitana
POTAMOGETONACEAE :
Potamogeton natans
PRIMULACEAE :
Androsace maxima
RANUNCULACEAE :
Aconitum lycoctonum neapolitanum, Delphinium balansae, Myosurus minimus, Ranunculus bulbosus  aleae, R. dyris, R. granatensis, R. lateriflorus, R. penicillatus, R. trichophyllus
RESEDACEAE :
Reseda alba, R. luteola
RHAMNACEAE :
Rhamnus alpinus
ROSACEAE :
Alchemilla atlantica, Amelanchier ovalis, Cotoneaster granatensis, Potentilla pennsylvanica hispanica, P. recta afra, P. pennsylvanica x P. recta afra, Prunus prostrata,  Rosa canina, R. sicula, Rubus ulmifolius, Sanguisorba minor,  Sorbus aria meridionalis
RUBIACEAE :
Asperula aristata, Galium aparine, G. lucidum, G. mollugo, G. parisiense
SALICACEAE :
Populus nigra
SAXIFRAGACEAE :
Ribes uva-crispa, Saxifraga carpetana, S. granulata
SCROPHULARIACEAE :
Euphrasia willkommii, Linaria micrantha, L. multicaulis, L. tristis livida, Orobanche loricata, O. lutea, O. minor, O. ramosa, O. rapum-genistae, Parentucellia viscosa, Scrophularia laevigata, Verbascum calycinum, Veronica anagallis-aquatica, V. beccabunga, V. hederifolia maura, V. repens cyanea, V. rosea
THYMELAEACEAE :
Daphne laureola
VALERIANACEAE :
Centranthus lecoqii maroccana, Valeriana tuberosa
VIOLACEAE :
Viola odorata, V. tezzensis.


Autres plantes vasculaires des étages sommitaux

La végétation des hautes montagnes marocaines est remarquable par son taux d’endémismes et l’on dénombre quelques 800 espèces endémiques réparties aux étages supérieurs des Haut et Moyen Atlas, et du Rif.
Cet horizon culminal est riche en éléments de souche oroméditerranéenne tertiaire, dont pas mal d’endémiques diploïdes différenciés sur place et l’origine de bien des taxons anciens semble orientale et antérieure à la crise messinienne. Ceux-ci sont des indices d’une relative stabilité écologique des montagnes marocaines, à l’écart de trop grands bouleversements glaciaires comme ceux vécus dans le Centre et le Nord de l’Europe. D’autres entités offrent une diffusion strictement occidentale (atlanto-méditerranéens, ibéro-maghrébins ou seulement bético-atlasiques), consécutive aux échanges Nord-Sud qu’ont permis la crise messinienne. Au sein des relictes boréo-montagnardes dorénavant exposées par l’assèchement des mouillères et l’hyper exploitation pastorale, il en est un bon nombre introduit dans ces Atlas au bénéfice de cette même crise messinienne plutôt qu’à la faveur des glaciations quaternaires.

A l’herbier ponctuel du Djebel Oukaïmeden, on peut citer quelques autres végétaux orophiles des hauteurs médio et haut atlasiques, de leurs vallées, ruisseaux, clairières, pâturages, rocailles, parois et cimes. Cette liste - nullement exhaustive - ne reprend pas plusieurs espèces de Saules qui se constituent en ripisylves parfois jusqu’a plus de 2200 m. Ne sont pas citées non plus les Fougères (
Cystopteris, Dryopteris, Asplenium, etc.) dont de nombreuses espèces, certaines rares et endémiques, tapissent les parois, les murs de bergeries ou de villages montagnards, les fentes humides, les rochers suintants, les berges des torrents et des ruisselets.

APIACEAE :
Eryngium variifolium
ASTERACEAE :
Artemisia mesatlantica, Cirsium chrysacanthum, Hertia maroccana, Phagnalon sp., Scorzonera pygmaea, Senecio doria, Tragopogon porrifolius
BORAGINACEAE :
Cynoglossum dioscoridis
BRASSICACEAE :
Alyssum embergeri, A. flahaultianum, Draba hederaefolia, D. tomentosa
BUXACEAE
Buxus sempervirens
CAMPALUNACEAE :
Campanula filicaulis
CAPRIFOLIACEAE :
Lonicera pyrenaica
CARYOPHYLLACEAE :
Arenaria armerina, Paronychia argentea, P. kapela, Sagina saginoides, Silene ayachica
EPHEDRACEAE :
Ephedra major
EUPHORBIACEAE :
Euphorbia nicaeensis
FABACEAE :
Astragalus turolensis, Cicer atlanticum, Cytisus purgans, Ononis cenisia, Trifolium humile, Vicia glauca rerayensis
GENTIANACEAE :
Gentiana atlantica, G. ciliata (*), G. penetii, G. torneziana, Gentianella tenella
(*) La limite géonémique méridionale de la Gentiane ciliée ou Gentiane effrangée se situe dans le M’Goun (1900-3000 m) d’où elle fut signalée pour la première fois en 1951 par une expédition britannique et rarement recueillie depuis.
GERANIACEAE :
Erodium atlanticum
JUNCACEAE :
Luzula atlantica, L. spicata
LILIACEAE :
Asphodelus acaulis
PAPAVERACEAE
Papaver ruprifragum, Platycapnos saxicola
POACEAE :
Nombreuses espèces de
Festuca (F. hystrix, F. maroccana, F. yvesiana...), Nardus stricta, etc.
POLYGONACEAE :
Rumex atlanticum
PORTULACACEAE :
Montia fontana
PRIMULACEAE :
Androsace villosa
RHAMNACEAE :
Rhamnus pumilla
SAXIFRAGACEAE :
Ribes alpinum
SCROPHULARIACEAE :
Linaria lurida, Scrophularia macrorhyncha, Veronica chartoni
VALERIANACEAE :
Centranthus longiflorus atlanticus, Valeriana globulariifolia
VIOLACEAE :
Viola dyris, V. saxifraga.


Une grande faune aux aguets


Dans ces hautes régions où la pression humaine est tout de même assez limitée, où l’activité pastorale est saisonnière, où le tourisme reste sporadique et feutré, des prospections récentes montrent cependant un grave recul des Mammifères. La moindre perturbation y est-elle reçu comme amplifiée par une faune aux aguets dans l’immobilité de cet univers voué à la sérénité ? Le moindre écho de la plus modeste manifestation anthropique y est effectivement perçu avec acuité et une discrétion exemplaire est donc de rigueur. Comme dans l’histoire de l’éternuement qui déclenche l’avalanche... Pour attirer l’attention sur les risques menaçant l’avenir de la haute montagne, il est ainsi de bon aloi d’adopter une attitude volontairement pessimiste, même si les conditions d’évaluation sont à cet étage souvent difficiles et qu’une carence d’observations puisse bienheureusement réserver quelques bonnes surprises.

L’Hyène rayée fait l’objet de plusieurs observations directes, de relèvement d’indices ou de notation de cris, notamment dans le M’Goun (une population d’une dizaine d’animaux y avait été recensée dans les années 90), même une fois près d’Oukaïmeden (1994). La Panthère était encore présente çà et là sur les versants nord du Haut Atlas oriental et central jusqu’en 1985, dans le haut Djebel Bou-Iblane (Moyen Atlas) jusqu’en 1994. Plus tard, diverses présences du discret félin sont documentées par quelques spécialistes dans le Haut Atlas central : Bou-Tferda près d’Iddis, Tilouguite et Gorges du Wabzaza. Il ne s’agit plus que d’exemplaires errants et l’animal est voué à une extinction imminente. Le Lynx est rarissime : il a été découvert en 1996 dans le Haut Atlas central (Mscuir) et oriental (Tounfite) mais il n’est qu’à peine concerné par l’étage montagnard. Le Renard roux est un constant du paysage, mais le Chacal doré décline et devient si vulnérable que faute d’attaques, les bergers ont désormais relâché la surveillance de leurs troupeaux. Des petits groupes de la Gazelle de Cuvier sont souvent aperçus sur le versant sud du Haut Atlas central et oriental, depuis la région d’Ouarzazate jusqu’à celle de Rich. Elle monte jusqu’à 2600 m en été et se repli plus bas l’hiver. Le Mouflon à manchettes constitue pour les amateurs de la faune sauvage l’espèce emblématique du Haut Atlas, tant dans le Parc du Haut Atlas oriental (49.000 ha entre le Djebel Aderdouz et le Plateau des lacs d’Imilchil), avec une approximation de 200 sujets, que dans celui du Toubkal où la réserve de Takherkort a été créée afin d’assurer la protection de quelques 400 individus. A l’extérieur des parcs, les petites populations se maintiennent sur quelques hautes montagnes mais sont très menacées (Bou-Iblane dans le Moyen Atlas plissé, Djebel Ayachi dans le Haut Atlas oriental). Loin des villages, la Loutre se montre près des eaux vives, comme dans les reliefs plissés du Moyen Atlas septentrional (Bou-Iblane) ou dans le M’Goun, mais n’a jamais été contactée à très haute altitude. Le Magot, plus spécifique à la cédraie, est bien connu des Hauts Atlas oriental (région de Tounfite) et central (Oued Lakhdar, Oued Ourika, versant occidental du Djebel Yagour), mais ne fréquente nullement les grandes altitudes. Le Chat sauvage, le Porc-épic, la Genette, la Mangouste et d’autres espèces concernent les formations forestières, notamment à Chêne vert, du plancher inférieur. Il faut ajouter le Lièvre, quelques petits Rongeurs et des chiroptères dont quelques représentants dépassent 2000 m. Une mention anecdotique concerne le sympathique Écureuil de Barbarie : il atteint 4000 m sur le Mont Toubkal.


Le Mouflon à manchettes.
par Jean Delacre

Les mouflons ne sont pas de Panurge...

Juin 2004, Haut Atlas occidental, versant nord du Tizi-n-Test, vallée de l’Oued N’fiss, commune de Ouirgane...

Je suis attendu à la Réserve de Takherkort (Parc national du Toubkal) par Mohamed Dikkelah, chef du secteur, dont Monsieur l’ingénieur Benhiba, directeur régional des Eaux et Forêts du Haut Atlas de Marrakech, avait bien voulu mettre les compétences à ma disposition pour tenter de photographier l’un des derniers grands Mammifères climaciques de l’Atlas : le Mouflon à manchettes. Je les en remercie encore.

Mohamed Aït-Alhaj, l’un des gardiens du Parc, était déjà sur place à mon arrivée. Le gardien, le chef de secteur, mon assistant, ma femme et moi, nous voici donc réunis en un groupuscule, certains « discrètement » vêtus de couleurs attractives et bien peu « cryptiques »... Ainsi accompagné et dans un silence très relatif, tel un Tartarin de l’Atlas, je pars donc traquer et photographier l’un des Mammifères les plus farouches du Maroc ! Évidemment, nous avons rapidement vu les Mouflons, mais les Mouflons nous ont aussi repérés, et bien avant nous. Rompu à la photo animalière, je compris immédiatement qu’en ces conditions très aléatoires, l’objectif ne serait pas atteint. Je pris donc mon mal en patience, me disant bon gré, mal gré, qu’en dépit du peu de temps qui m’était imparti pour ce reportage, cette première approche ferait office de repérage préliminaire. Il faut savoir se faire une raison !

M’arrangeant pour revenir le lendemain avec pour seul accompagnateur Mohamed le gardien, dont j’avais pressenti la veille les dons de pisteur, me voici
de facto confronté à un nouveau problème, d’ordre identitaire cette fois. L’approche des Mouflons n’est rien comparée à celle des Humains... Deux gardiens se partagent la surveillance de cette aire à Mouflons, en rotation toutes les 24 heures. Malgré mon autorisation ministérielle signée par Monsieur Abdelaadim Lhafi, Haut Commissaire aux Eaux & Forêts et à la Lutte contre la Désertification, le second gardien, imperturbable, n’entendait pas nous laisser passer. « Pas prévenu » disait-il ! Papier officiel ou pas, c’était « sa » journée et pas question d’entrer, son prestige était en cause. Après d’interminables palabres mi-tachelhit des gardiens et mi-tamazight de Saïd, mon aide de camp, je me mis à penser un instant (en wallon !) que c’était gagné ! Et bardé de mes appareils photos, nous voici donc repartis vers 14 h à la recherche d’Ammotragus lervi.

Enfin discrètement à deux ? Non, à quatre car l’autre gardien décidément très coriace, ne voulait pas lâcher prise et restait à nos basques. J’ai donc chargé Saïd d’user de tous les artifices diplomatiques pour retenir l’empêcheur de photographier. Dont acte et nous voici enfin tranquilles et opérationnels, Mohamed et moi. En Homme de terrain de tout premier ordre, vrai Mouflon parmi les Mouflons, et cette fois dans un silence rigoureux, il me conduit droit sur les animaux, qui à cette heure font la sieste, tapis dans des petits ravins touffus et ombragés. L’approche des premiers grands mâles est difficile car, abrités dans ces dénivellations qui par ailleurs rendent la marche périlleuse, les animaux ne sont jamais bien visibles. En fin limier et parfait connaisseur, Mohamed s’applique à casser délicatement des branches et à imiter le bruit du frottement des cornes sur les écorces, histoire d’attirer leur attention et… parfois me dévoiler leur présence. Très méfiants, nous ne les apercevons que furtivement, se défilant toujours derrière un écran de végétation contrariant toute prise de vue. Mais Mohamed connaît intimement leurs habitudes. Il les retrouvera dans une heure, dans deux heures, ou dans trois, mais il me reconduira coûte que coûte dans leur sillage, optant sans équivoque pour le bon ravin parmi cent autres où, dérangés, les Mouflons avaient de nouveau élu domicile pour digérer leurs repas de la nuit et du matin. Les femelles, plus curieuses de nature et accompagnées de leurs jeunes, se prêtent à quelques bonnes prises de vue, me laissant à chaque rencontre trois ou quatre secondes pour mettre au point et déclencher. Pas plus, juste suffisant, et encore pas à chaque contact. Et ces grands mâles aux cornes impressionnantes ? Quelques photos furent possibles grâce à la connaissance du terrain de mon accompagnateur, mais jamais de près.

Quelle leçon d’humilité que ces animaux aux sens aiguisés, qui jamais ne se laissent surprendre ! Le surpris, c’était toujours moi ! Et quand, nous avions approché un sujet à moins de cinq mètres sans le savoir, quelle émotion devant le démarrage turbo de l’animal ! Moi qui connais bien les Sangliers pour les côtoyer souvent, je n’avais jamais vu un animal d’un tel poids détaler avec la vivacité de cet énorme Mouflon qui, dans un fracas de branches brisées, disparaît instantanément, me laissant pantois et désolé de n’avoir pu même lever mon téléobjectif. Le terrain est difficile, très accidenté et d’ascension assez dangereuse. Mohamed, lui, sautait alertement d’un rocher à l’autre comme un vrai Mouflon, mais moi, sur ces sols pentus, écorchés et au substrat instable, je suivais tant bien que mal, plutôt mal et non sans peur. Quelques chutes sans gravité me rappelaient à l’ordre de la prudence en ressaut de ces falaises et en surplomb des profondes ravines. Exténué et assoiffé, après plusieurs heures d’escalade et de poursuite, me voici de nouveau au contact de ces trois mâles majestueux que j’éternise sur ma pellicule dans des conditions pas vraiment optimales. Mission accomplie ! J’avais consacré l’une des journées antérieures au Dragonnier du Haut Massa et bien que l’accès n’avait déjà rien d’une partie de rigolade, j’en arrivais à regretter ces plantes qui m’attendaient imperturbablement enracinées à vie sur les vires de leur haute falaise !

Retour fourbu à la Land-Rover où j’allais enfin pouvoir me réhydrater. Mais point de Saïd, pas de second gardien et pour le comble les clefs de ma voiture dans la poche du premier ! Une heure interminable d’attente la gorge sèche, j’envisageais vraiment de balancer un bloc de pierre pour briser une vitre et pouvoir accéder à l’élément liquide. Saïd revint enfin... Il avait dû ruser pour empêcher l’autre gardien de m’importuner en me suivant comme un mouton de Panurge, pour comme la veille menacer le succès de mon approche photographique. J’en ris maintenant mais sur place, il valait mieux ne pas me parler.

Dans son français approximatif, et avec des gestes explicites, au fil des heures passées en sa compagnie, Mohamed m’a fait profiter de son immense connaissance du terrain. Les traces, les salines naturelles, les effluves et les senteurs envoûtantes de la montagne, les pierres, les plantes, et les magnifiques Circaètes-Jean-le-Blanc nourrissant leurs jeunes avec des Serpents nombreux dans la réserve, rien n’était ignoré, dans le plus grand plaisir d’un silence partagé.


Mouflons en tous genres, Chèvres et Moutons... : faisons le point !

Le Mouflon à manchettes (Ammotragus lervia) peuple l’Égypte, la Libye, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Soudan, le Tchad, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Cette espèce classée vulnérable qui voit ses effectifs en baisse en raison des modifications de son environnement et d’une chasse abusive, a été introduite dans les Iles Canaries, dans le sud-ouest des États-Unis et au Mexique. Sa robe est fauve clair, son poil est demi-long et épais sur le corps, extrêmement long sur les pattes antérieures et sur toute la longueur du dessous du cou, le mâle mesure un mètre au garrot pour un poids de 115 kg. Comme chez tous les bovidés et contrairement aux Cervidés, ses cornes sont permanentes. Elles sont remarquablement développées chez le sexe masculin. Durant la saison des amours, les mâles se montrent agressifs et leurs combats sont très spectaculaires. Après une gestation de 170 jours, la femelle met un ou deux petits au monde. La durée de vie de l’animal est d’une quinzaine d’années. Également connu sous le nom d'aoudad, le Mouflon à manchettes est un excellent grimpeur des zones escarpées, notamment subsahariennes. Son régime est très frugal, se nourrissant de plantes herbacées et de broussailles. Il peut vivre sans boire, se contentant de la rosée. Il évolue plutôt en petits groupes familiaux, composés d'un mâle adulte et de deux à cinq femelles, chacune accompagnée de sa progéniture. C’est un Bovidé du genre Ammotragus qui n'est représenté que par cette seule espèce, intermédiaire entre le Mouton et la Chèvre. C’est pourquoi il appartient à la sous-famille des Caprinés (comme le Chamois ou le Bouquetin du genre Capra). Au Maroc, l’effectif du Mouflon à manchette est estimé à plus d’un millier d’animaux, la plupart au sein de figures de protection. En dehors des réserves, survivent des petites populations très menacées. Quasiment éteint du Moyen Atlas (quelques sujets subsistent peut-être dans la région d’Outat-Oulad-El-Haj...), en recul dans l’Anti-Atlas et les Atlas sahariens, l’effectif le plus fourni reste celui des populations du Haut Atlas.

Parlons donc un peu origines... L’ancêtre de la Chèvre domestique (
Capra hircus) est la Chèvre à bézoard d’Arménie (Capra aegagrus). Le bézoard est cette concrétion de l’estomac et des intestins des Herbivores à laquelle on attribuait autrefois des vertus médicinales (la pierre de bézoard était une antidote). Quant à notre cher Mouton domestique (Ovis aries), l’analyse cytogénétique confirme qu’il descend du Mouflon d’Asie mineure (Ovis orientalis), la plus petites espèce du genre Ovis et qui possède aussi 54 chromosomes, avec une influence possible de l’Urial d’Arménie (Ovis vignei). Selon les naturalistes-historiens et les découvertes archéologiques, la date de sa domestication oscillerait autour du VIIIe millénaire avant J.-C., juste après celle du Chien et de la Chèvre. Depuis la Mésopotamie et le croissant fertile, la pratique de son élevage se serait étendue vers la Perse puis au bassin méditerranéen. Plusieurs vagues envahirent l’Europe : l’Urial jusqu’en Suisse via les Balkans, le Mouflon d’Asie Mineure jusqu’en Grande Bretagne via l’Allemagne et le Danemark, enfin le Mouton mésopotamien sur la côte méditerranéenne via l’Égypte. Sachant aussi que des Mouflons subsistèrent à l’état sauvage dans l’Europe du Moyen Âge, il serait bien hasardeux de construire la généalogie des races actuelles et la thèse d’une origine multicentrique, provenant tout autant d’échanges culturels que de convergence d’idées, est celle retenue. Cependant il est acquis que le Mouflon corso-sarde (ovis orientalis musimon) ne mérite pas d’être qualifié ainsi : il s’agit d’un scénario de « marronnage », soit d’un Mouton ensauvagé après son abandon sur ces îles. A la fin de l’âge de bronze, le Mouton de l’île de Soay connut un sort identique ! Ces races possèdent en effet une toison laineuse qui trahit leur domestication antérieure, car chez le Mouflon sauvage seule la sous-couche du pelage est laineuse. Les Hommes ont progressivement sélectionné les animaux afin de réduire le grossier poil de jarre au profit du fin duvet laineux. On dénombre environ 450 races de Moutons domestiques, avec les sélections respectives aux types de pâturages, de climats et d’altitudes, selon une polymorphie très riche (taille, couleur, nombre de cornes, forme des oreilles, type de toison..) puisqu’il existe même (non pas un mouton à cinq pattes...), mais un Mouton sans laine ! Fournissant lait, viande et laine, grégaire et dépourvu d’agressivité mais ayant hérité du Mouflon une sensibilité développée (vue aiguisée, ouïe fine, excellent odorat), le Mouton ne pouvait que séduire l’Homme. Il faut savoir qu’il existe le rapport assez constant d’un Mouton pour trois Humains...
Approcher le Mouflon à manchettes m’a bel et bien permis d’acquérir la preuve éthologique qu’il est le moins « mouton » de tous les Mouflons...


Les Oiseaux des cimes


« Un oiseau s'est posé sur le sommet de la montagne. Puis il s'est envolé.Qu'est-ce que la montagne a perdu ?Qu'est-ce que la montagne a gagné ? »Mawlânâ (maître soufi)

Dans les thuriféraies et oxycédraies, se rencontrent assez facilement plusieurs espèces aviaires, qui ne sont cependant pas toutes nécessairement caractéristiques de ces milieux : c'est le cas pour le Pic de Levaillant (
Picus vaillantii), l'Alouette lulu (Lullula arborea), la Grive draine (Turdus viscivorus), le Merle noir (Turdus merula), le Rouge-queue de Moussier (Phoenicurus moussieri), la Mésange noire (Parus ater) et le Roitelet triple-bandeau (Regulus ignicapillus), tous sédentaires à ces hautes altitudes.  

Bien plus spécialisé est le Merle à plastron (
Turdus torquatus), visiteur exclusivement hivernal, surtout dans le Haut Atlas, originaire des hautes montagnes d'Europe Occidentale, de Scandinavie et d'Écosse, qui se nourrit presque exclusivement à cette saison des graines de Genévriers, dont il participe d'ailleurs à la dissémination et, dans une certaine mesure, à la régénération. Deux espèces de Grives, également hivernantes venues d'Europe, sont souvent visibles dans les mêmes milieux : il s'agit de la Grive musicienne (Turdus philomelos) et de la Grive mauvis (Turdus iliacus). Typique aussi de ces zones montagneuses du Haut Atlas, la Fauvette de l'Atlas (Sylvia deserticola), endémique nord-africaine, surtout visiteuse d'été, qui se répand durant l'hiver vers le sud du pays, atteignant les confins sahariens, notamment la région du Tafilalt (Erg Chebbi par exemple).
 
Lorsque des éboulis rocheux apparaissent, dans ces étages supérieurs de la végétation, et même encore plus hauts en altitude, on peut rencontrer le Bruant fou (
Emberiza cia) et le Merle bleu (Monticola solitarius), tous deux sédentaires ou plus ou moins erratiques durant l'hiver suivant les conditions d'enneigement de leur habitat. Les falaises de la même zone sont habitées par d'autres espèces sédentaires ou erratiques, qui y nidifient également, et qui peuvent aussi étendre plus haut leur zone de répartition : la Buse féroce (Buteo rufinus), le Faucon pèlerin (Falco peregrinus), le Pigeon biset (Columba livia), le Traquet rieur (Oenanthe leucura) et le Crave à bec rouge (Pyrrhocorax pyrrhocorax.)
 
Dans les oxycédraies présteppiques les plus méridionales se rencontre un mélange curieux d'espèces paléarctiques et paléotropicales. Ainsi, aux côtés d'espèces endémiques nord-africaines, comme la Perdix gambra (
Alectoris barbara), le Rouge-queue de Moussier (Phoenicurus moussieri) et la Fauvette de l'Atlas (Sylvia deserticola), nidifient aussi d'autres espèces méditerranéennes plutôt européennes, comme la Fauvette à tête noire (Sylvia atricapilla), la Fauvette mélanocéphale (Sylvia melanocephala) et le Traquet oreillard (Oenanthe hispanica), ainsi que d'autres espèces plus propres aux zones sahariennes, comme le Traquet du désert (Oenanthe deserti) et le Traquet à tête blanche (Oenanthe leucopyga).
 
C’est dans les xérophytaies que quelques espèces atteignent leur limite altitudinale supérieure de distribution, comme : la Perdrix gambra (
Alectoris barbara), l'Engoulevent d'Europe (Caprimulgus europaeus), le Pipit rousseline (Anthus campestris), la Fauvette à lunettes (Sylvia conspicillata), le Rouge-queue de Moussier (Phoenicurus moussieri), la Linotte mélodieuse (Acanthis cannabina) et le Bruant fou (Emberiza cia). Mais les espèces vraiment caractéristiques de ces formations végétales sont surtout l'Alouette hausse-col (Eremophila alpestris atlas), relicte européenne qui a trouvé refuge ici après le retrait de la dernière glaciation, le Traquet de Seebohm (Oenanthe oenanthe seebohmi) et le Roselin à ailes roses (Rhodopechys sanguinea).
 
A la faveur des torrents ou asifs de haute montagne, remontent également à très haute altitude : le Troglodyte mignon (
Troglodytes troglodytes), le Cincle plongeur (Cinclus cinclus minor) et la Bergeronnette des ruisseaux (Motacilla cinerea). En hiver ou de passage, ou peut encore y rencontrer la Bergeronnette grise (Motacilla alba), le Pipit farlouse (Anthus pratensis) et même le Chevalier guignette (Actitis hypoleucos).
 
Dans les plus hauts éboulis rocheux, nidifient encore localement : le Monticole de roches (
Monticola saxatilis), exclusivement visiteur d'été, le Rouge-queue noir (Phoenicurus ochruros gibraltariensis) et une autre relicte glaciaire européenne à l'instar de l'Alouette hausse-col, à savoir l'Accenteur alpin (Prunella modularis), que l'on peut rencontrer notamment à la station de sports d'hiver de l'Oukaïmeden. Dans cette même station, ainsi qu'à proximité ou même dans les autres douars de haute montagne, se reproduisent également : le Faucon crécerelle (Falco tinnunculus), la Chouette chevêche (Athene noctua), le Moineau soulcie (Petronia petronia), l'Hirondelle de fenêtre (Delichon urbica), et probablement l'Hirondelle rousseline (Hirundo daurica). 
 
Autour des cimes élevées, notamment celles du Toubkal, volent souvent : le Martinet alpin (
Tachymarptis melba), l'Hirondelle de rochers (Ptyonoprogne rupestris), le Crave à bec rouge (Pyrrhocorax pyrrhocorax), le Chocard à bec jaune (Pyrrhocorax graculus) et, bien plus rares, le Martinet de Cafrerie (Apus caffer), visiteur d'été très localisé nichant dans les vieux nids d'Hirondelles rousselines, ainsi que l'Aigle royal (Aquila chrysaetos) et le Gypaète barbu (Gypaetus barbatus), pratiquement disparu du Maroc et pour lequel un programme spécial de sauvegarde a été mis sur pied par le Club Alpin Français de Casablanca.


Marcher sous les eaux

Le Cincle plongeur (
Cinclus cinclus) est un Oiseau qui rappelle le Merle, moins grand mais d’une silhouette plus massive, un bec court et mince, une queue brève, tel un gros Troglodyte. Son plumage est marron-noir avec une gorge et une poitrine d'un blanc lumineux. On le repère à son chant mélodieux. D’une présence discrète puisque solitaire, il n’est jamais loin dans l’Atlas lorsque coule un asif rapide, fougueux et peu profond, aux rives caillouteuses.

Son menu est à base d'Insectes, de larves aquatiques, de petits Crustacés, de Mollusques et il possède une technique de pêche qu'il est le seul Oiseau à utiliser. Plongeant sous l'eau vive, il y déploie ses ailes de façon à ce que le courant le plaque au fond de l’onde et marche alors totalement immergé en récoltant ses proies dans le lit du ruisseau. Il plonge même en hiver quand la rive gelée. Dans l’Asif-n-Aït-Iren qui longe la petite route qui grimpe à l’Oukaïmeden, c’est l’étrange Oiseau que l’on voit, perché sur une pierre derrière les petites cascades, en train d’exécuter d'incessantes révérences. Dérangé, il file d’un vol droit et bas pour se poser un peu plus loin en balançant son corps en avant. Le Cincle plongeur est le seul Oiseau chanteur capable de nager et de plonger.

 
L’herpétofaune montagnarde

Le cortège ci-après concerne spécialement les hautes montagnes (1800 à plus de 3500 m) attenantes au Toubkal, voire partiellement le M’Goun. Il n’inclut aucune observation herpétologique se rapportant aux étages montagnard méditerranéen et oroméditerranén du Moyen Atlas, bien que certaines espèces soient évidemment communes aux hauteurs deux systèmes.

Amphibia
Anura
Discoglossidae

Le Discoglosse peint.
Bufonidae
Le Crapaud commun ; le Crapaud de Maurétanie (ou Crapaud panthérin), le Crapaud vert.
Hylidae
La Rainette méridionale.
Ranidae
La Grenouille verte d’Afrique du Nord (présente dans tous les cours d’eau, lacs et flaques, même de qualité dégradée).
Reptilia
Gekkonidae
Le Gecko à paupière épineuse (ou Gecko diurne du Grand Atlas) (Quedenfeldtia trachyblepharus est d’une présence très soutenue dans toutes les zones rocheuses du Toubkal où se rencontre jusqu’à 4000 m. C’est le seul représentant orophile de la vingtaine d’espèces marocaines de Tarentes, Geckos, Saurodactyles, etc., la grande majorité étant inféodée à des écosystèmes d’étages inférieurs et généralement à tendance aride, d’origines saharienne ou sahélienne.
Lacertidae
Le Lézard ocellé d’Afrique du Nord ; le Lézard d’Andreanszky (ou Lézard du Haut Atlas) (Endémique des plus hauts sommets qu’il fréquente jusqu’à plus de 3500 m, depuis la plupart des cimes du Haut Atlas jusqu’au Bou-Iblane du Moyen Atlas plissé) ; le Lézard à lunettes (ssp. chabanaudi) ; le Lézard hispanique d’Afrique du Nord (Podarcis (hispanicus) vaucheri)(jusqu’à 3000 m) ; le Psammodrome algire (a également été contacté aux alentours de 3000 m) ; l’Érémias d’Olivier ; l’Acanthodactyle commun (Acanthodactylus erythrurus atlanticus).
Scincidae
La seule espèce ici présente est le Seps montagnard, les autres Eumécès, Seps, Sphénops et Scinques (23 espèces vivent au Maroc) étant plus nordiques, littoraux ou steppiques, notamment psammophiles.
Colubridae
La Couleuvre fer à cheval ; la Couleuvre girondine (ou Coronelle bordelaise) ; la Couleuvre à capuchon ; la Couleuvre vipérine ; la Couleuvre de Montpellier (des sujets âgés survivent dans le boisement parsemé d’énormes blocs chaotiques de l’Adar-Tizerag).
Viperidae
La Vipère naine de l’Atlas (très fréquente, notamment sur le Plateau de l’Oukaïmeden) ; la Vipère de Maurétanie.

De ce cortège, quatre espèces sont strictement tributaires des étages bioclimatiques de la haute montagne à hiver froid :
Quedenfeldtia trachyblepharus, Lacerta andreanszkyi, Chalcides montanus et Vipera monticola, les deux premières qui plus est restreintes au Haut Atlas. Il s’agit d’endémiques marocains.


Les Papillons garants de l’étage sommital

Dès le plancher supérieur de la forêt franchi, quand les derniers pans de chênaie verte ou de cédraie cèdent la place à l’horizon plus ou moins dénudé de la formation à coussinets épineux, ponctué de Genévriers thurifères, le plus alticole des arbres, le cortège des Lépidoptères subit de pair une franche mutation. Déjà, les espèces des étages montagnard méditerranéen et oroméditerranéen ne présentent plus, dans leur grande majorité, qu’une seule et unique génération. C’est la conséquence des particularités climatiques plutôt inhospitalières : période hivernale rigoureuse et prorogée, induisant une brève phase estivale, fortes oscillations de température entre le jour et la nuit. Les Papillons n’ont qu’un laps de temps limité pour éclore, pondre, voir se développer leur larve jusqu’à la nymphose de celle-ci. Certains ne parvenant pas à boucler cette boucle durant une même saison se sont super-adaptés par un stade larvaire plus étalé sur au moins deux saisons, et entrecoupé de longues diapauses larvaires. Ce qui fait alors que le lépidoptériste, ou « chasseur de Papillons », constate des bons et des mauvais millésimes selon la densité irrégulière des imagos qui éclosent. A cette fugacité de la belle saison il faut joindre, pour les montagnes atlasiques, le paramètre de la grande insolation et de la grande sécheresse qui font que peu d’espèces sont « équipées » pour voler après juillet. Ce n’est donc que durant les huit à dix semaines de regain vernal, sommairement entre la fonte des neiges et l’arrivée des troupeaux, que le djebel est un paradis,
le dernier éden pour les Papillons. Car si l’altitude entraîne des conditions environnementales plus rudes, elle génère aussi une plus grande diversité botanique. Et qui dit flore, dit Papillons. Une autre adaptation porte sur le chromatisme et les Lépidoptères de la haute montagne présentent souvent des couleurs sombres, grâce auxquelles ils absorbent davantage de lumière, et donc d’énergie solaire. C’est une règle générale aux nombreuses exceptions et chacune peut se discuter... Bien d’autres adaptations permettent aux Papillons d’évoluer jusqu’à plus de 3000 m dans les cordillères des Atlas, comme dans toutes les montagnes du monde.

Dès 2000 m et chaque fois qu’une Graminée du type Sparte occupe abondamment une pente, l’espace est animé durant toute la courte saison par le vol grégaire du Grand Nègre de l’Atlas (
Berberia lambessanus), proche cousin plus montagnard du Grand Nègre berbère (Berberia abdelkader) des mondes mésétien et collinéen de la nappe alfatière (région naturelle de l’Oriental). C’est une espèce-ombrelle très importante pour traduire le maintien de la biocénose de l’écosystème, car ce Papillon s’éclipse à la moindre dégradation de son espace de vol et au premier recul de son herbe nourricière. Son effectif est très variable, d’une présence tenace certaines « bonnes » années jusqu’à peu repérable certaines autres. Les afforestations en ressaut de l’Oukaïmeden ont eu la capacité de fixer l’espèce en renforçant temporairement sa densité, grâce à une incidence de développement accrue en clairières d’une de ses Graminées-hôtes locale. Mais le Berberia n’étant en aucun cas sylvicole, il en sera biffé quand se refermera la formation forestière. Certains grands Genêts qui envahissent les trouées sont déjà contre-indiqués aux conditions favorables de son aire de vol. Quelques autres Papillons mésothermophiles se manifestent dans le sillage des plus basses stations à Berberia lambessanus, mais il s’agit d’espèces caractéristiques de l’étage supraméditerranéen et qui trouvent là leurs limites altitudinales. B. lambessanus vole notamment dans le Massif du Toubkal, en certains secteurs du versant nord du M’Goun (région du Djebel Azourki, Tizi-n-Tamda, etc.), puis ça et là, très rare, sur le Plateau d’Imilchil.

Lorsque l’on veut « grimper » vers les sommets de l’Atlas, la voie la plus logique est celle des hautes vallées au pittoresque toujours remarquable, particulièrement dans le Haut Atlas. Là, dans la vive incision de la roche, s’écoulent des torrents d’eau cristalline aux berges richement ourlées de plantes hygrophiles, souvent bordés de prairies florifères, ou seulement agrémentés plus haut de petites mouillères du type pozzine. Dans ce décor enchanteur, dès l’altitude approximative de 2500 m et selon le faciès écologique en place, l’entomologiste énumère de nombreux Lycènes comme le Grand Cuivré flamboyant (
Heodes alciphron) à la livrée du mâle revêtue d’un glacis violacé et qui mérite quelques commentaires. Il est réparti depuis l’Europe jusqu’en l’Iran, le Sud de la Sibérie, de l’Oural et la Mongolie. Son indigénat africain est exclusif au domaine hercynien intra-atlasique de quelques très hautes vallées du Massif du Toubkal et du Djebel Siroua. Son existence sur le toit du Maghreb atteste du rôle de ces montagnes dans la conservation jusqu’à nos jours de véritables subfossiles que représentent de telles espèces d’origines eurosibériennes. La chenille de ce sublime Lycène se nourrit des Oseilles sauvages ripicoles (Rumex acetosa, R. scutatus, etc.), très abondantes le long des rives des asifs. La sous-espèce marocaine heracleanus est de plus grande taille que la forme européenne et la suffusion violette du mâle nettement plus éteinte. Tandis que la femelle ne quitte guère les mégaphorbiées d’oseilles, déposant un à un ses oeufs sur les tiges, les mâles se réunissent en congrès sur certains éperons rocheux en aplomb. A la pâle image de notre société humaine, ils ont probablement des prérogatives qui ne regardent pas leurs femelles, plus sagement préoccupées par la continuité de l’espèce... Si Heodes alciphron heracleanus est parvenu à voler jusqu’à nos jours en ces quelques étroites localisations, nous le devons assurément aux entractes annuels de l’agdal qui par un sage calendrier de repos des pâtures permet à toute la biocénose « exténuée » de « souffler un peu ». La Piéride de Segonzac (Pieris segonzaci) vole dans les mêmes parages, parfois à foison et sous la forme de nuages blancs d’imagos fraîchement éclos, apparitions pléthoriques devenues exclusives à ce secteur du Toubkal. En bonne indicatrice hygrophile, cet endémique des hauteurs atteste d’une lente agonie dans la plupart des autres djebels de la cordillère où la désertification fait ses ravages en desséchant les niches détrempées qui représentaient son aire de vol préférentiel. C’est encore une espèce aux affinités boréo-alpines puisque sur les hautes montagnes maghrébines, elle est l’homologue de Pieris bryoniae qui, des Pyrénées au Tian-Shan, remplace en altitude la banale Piéride du Navet. Fidèle aux Crucifères, elle dépend au Maroc de l’Alysson épineux.

Poursuivant l’ascension et quittant les longs couloirs arrosés et les versants pouvant dominer la plaine, on entre alors dans la profondeur des massifs. Des espaces tabulaires d’amplitude variable que dominent les plus grandes cimes, offrent un nouveau type d’habitat nettement plus maigre. C’est la steppe froide à végétation prostrée ou rampante, le plus souvent en lutte avec les assauts du vent et où règne essentiellement la xérophytaie, sans la moindre ponctuation arbustive. De modestes pelouses, d’immenses pierriers sommitaux et des couloirs d’avalanche sont les seules niches mitoyennes. Partout on y observe la présence de plantes sténoèces, la plupart endémiques.
Argynnis auresiana astrifera, une Nymphale alticole très localisée, y vole impétueusement. Il n’est guère un replat lapilleux ou une série de dalles qui ne serve d’habitat aux espèces rupicoles caractéristiques de la haute montagne marocaine. C’est ainsi qu’où règne le minéral infiltré de quelques Graminées spécialisées, soit l’habitat prééminent des hauteurs atlasiques, on observe plusieurs espèces qui, au contraire des plus agitées, semblent ne voler que lorsqu’on les dérange. Il s’agit par exemple du Fadet marocain (Coenonympha vaucheri) et de l’Ocellé de l’Atlas (Pseudochazara atlantis), deux purs endémiques du haut pays. Le registre chromatique de leur revers, en homotypie avec la terre ou la pierre, et que vient seulement égayer quelques ocelles faisant de l’œil aux Lézards et aux Passereaux prédateurs, fait office d’un efficace camouflage. De mœurs assez proches, mais avec une connotation nettement anémophile, le Némusien du Grand Atlas (Lasiommata meadewaldoi) évolue dans les corridors très aérés des falaises rocheuses les plus inaccessibles, ne descendant butiner qu’exceptionnellement. Cette espèce, très récemment distinguée, n’est connue que des alentours du Toubkal. Un peu plus tardivement, un délicat Papillon aux ailes de velours noir profond semble ne jamais se poser, n’ayant de cesse de descendre et de remonter les crêts : c’est Satyrus atlantea, un parent de la Grande Coronide. C’est encore un endémovicariant de présence africaine unique au Maroc où il définit bien la xérophytaie des Haut et Moyen Atlas, et dont tous les cousins sont distribués de l’Europe à la Sibérie et à l’Ouest de la Chine. Il ne faut pas une grande imagination pour comprendre que, si près du Sahara, la survie d’une telle relicte boréale est toute dépendante de son adaptation orophile aux reliefs les mieux arrosés. Fin juillet, la saison des Papillons de l’horizon culminal s’achève et c’est le Mercure des Almoravides (Arethusana aksouali) qui se charge de cette fermeture. Il fut découvert dans les années 50 sur le Mont Aksoual, mitoyen du Toubkal. Nous en avons depuis cerné la cartographie, ne dénombrant que quelques colonies toutes encartées dans ce même secteur du toit de l’Afrique du Nord. On appréciera encore à sa juste valeur cette présence, sachant que l’aire propre au genre Arethusana s’étale depuis la péninsule Ibérique jusqu’à l’Asie Mineure.

Bien d’autres Papillons montagnards pourraient être cités. C’est le cas, par exemple, du Faux-Cuivré du Sainfoin (
Tomares mauretanicus) qui, depuis le niveau de la mer jusqu’à 3000 m, peuple tout le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Sauf qu’il ne pullule qu’en très haute montagne, très tôt dès la fonte des neiges, ce qui lui confère une nette prédilection alticole. Il faudrait aussi citer la guilde des Zygènes montigènes, excellentes gardiennes des écosystèmes, la plupart très sensibles et fortement localisées. Plusieurs races de la Zygène dorée (Zygaena aurata)(sur des Panicauts comme Eryngium bourgatii), de la Zygène de Johanna (Z. johannae), très caractéristique de la xénophytaie du Toubkal, d’Imilchil et du Bou-Iblane (sur Astragalus ibrahimianus, un Astragale épineux), de Z. felix (sur diverses Fabacées), de Z. alluaudi (surtout sur Coronilla minima), de Z. trifolii presque exclusive aux mouillères (sur le Lotier et quelques autres Fabacées), sans omettre Z. persephone, la perle du Haut Atlas, remarquable espèce indigène exclusive au Tizi-n-Tacheddirt (Massif du Toubkal), entité xéromontagnarde qui présente l’originalité de ne pas voler en dessous de 3000 m et... dont on a perdu la trace depuis une trentaine d’années.

L’énumération de cette richesse lépidoptérique et sa forte proportion en relictes d’origine glaciaire, c’est-à-dire des ancêtres ayant trouvé là refuge après le retrait des dernières glaciations, ne comporte quasiment que des Papillons dont
c’est ici leur seule et ultime résidence mondiale, que l’on ne retrouve donc nul part ailleurs ni sur le Continent africain, ni en Afrique du Nord. Hors ils ne sont à l’abri d’aucun égarement humain, d’aucune nuisance de notre civilisation. Ils peuvent disparaître, victimes de la compaction du sol, de l’éradication de leurs plantes, de toute cette érosion qui ronge la montagne par l’existence d’un pâturage mal contrôlé. Ils peuvent être éliminés par des équipements futiles tels un excès de pistes de ski et autres télésièges balafrant les pentes, par le mitage des constructions de loisirs comme c’est le cas dans les Alpes ou les Pyrénées et comme on en rêve aussi non loin de Fez ou de Marrakech. Cette disparition serait imparable et contre toute éthique, mais elle indiquerait aussi que le glas vient de sonner à 3000 m et que la production de viande s’en ressentira gravement. Plus de Papillon parce que plus de couche végétale sur un sol squelettique, c’est aussi le signe d’un grand vide dans notre assiette, donc d’une importation coûteuse et d’un exode rural à nul autre pareil. Utiliser l’indice présence-absence d’un Invertébré correspond à lire dans le futur proche et à prendre déjà quelques mesures pour éviter dans la hâte une politique du « sauve-qui-peut ». Le Papillon devrait être la mascotte d’un ministère de l’avenir. Pour l’instant, c’est l’agdal qui par places se porte garant de cette pérennité au service du futur. Mais l’agdal n’est que d’usage parcellaire et les immensités montagnardes agressées, démunies de la moindre retenue et déjà victimes de la désertification sont l’objet d’interminables inventaires. L’agdal est séculaire et ne saura probablement pas résister aux exigences empiriques du XXIe siècle. Alors, les plus hautes instances feront ce dont elles sont partout aptes à faire, de la « sauvegarde cosmétique » : « protéger » l’animal à la pièce, sans s’assurer de la conservation de l’irremplaçable habitat auquel il est intimement lié. Protéger le fruit en laissant couper l’arbre, c’est peut-être « politiquement correct », mais en tout cas écologiquent bien faux.

Le Maroc peut s’enorgueillir d’une capacité d’accueil très contrastée par des espèces tant paléarctiques qu’afro-érémiennes, rehaussée par ces précieux Papillons « qui nous viennent du froid ». Ces joyaux des hauteurs mitoyennes au désert soulignent ainsi l’immense intérêt de la flore et de la faune marocaines. Une telle réalité devrait entraîner subséquemment les indispensables et ambitieuses mesures conservatoires au niveau de telles richesses, et non pas le « je-m’en-foutisme » ambiant.
Mais une question récurrente ne se fait pas attendre : quel est le sens d’une intervention dirigée pour conserver les espèces menacées ? Et plus prosaïquement : à quoi bon déployer de tels efforts pour une modeste bestiole que la plupart des gens ne connaissent pas et ne rencontreront même jamais ? La première réponse concerne une morale de nature bioéthique, un devoir vis à vis de la biosphère. Cela n’intéresse personne et encore moins ceux qui survivent dans le besoin. La seconde, nettement plus pragmatique puisque « directement liée au bifteck ou au tagine », consiste à souligner le fait que ces actions orientées vers une espèce donnée comporte une incidence à tiroirs, en cascade. Dans le Haut Atlas, un Rhopalocère tel
Berberia lambessanus est une espèce dite « clé de voûte », c’est-à-dire qu’elle en indique une série d’autres aux mêmes exigences écologiques et qu’elle est extrapolée de tout un cortège flore-faune auquel appartient aussi le Mouflon à manchettes ou tel Rapace. Cet ensemble biocénotique est l’expression d’un écosystème procurant à l’Homme une gamme de ressources dont on comprend, quand on les a perdues, qu’il s’agissait d’une aubaine, d’une providence dont le sol et l’eau sont les plus essentiels. Si tel bioindicateur nous enseigne par son recul ou sa disparition un mauvais état des lieux, il faut interpréter à terme moyen une accélération des facteurs d’érosion, la perte des qualités physico-chimiques du sol qui va de pair avec le saccage de la strate végétale, la non rétention de l’eau lors des lessivages et la baisse de potentialité du château d’eau naturel et des nappes phréatiques, une crise pour la petite agriculture et une ruine pour l’élevage, et un large etc. Cette atteinte à la naturalité du milieu passe aussi par des inondations aussi catastrophiques qu’en connaît de plus en plus le Bassin méditerranéen, le Maghreb en particulier et la Vallée de l’Ourika entre-autres. Il y a quelques années, il y eut des centaines de morts et des hameaux emportés par un « mur d’eau » dévalant les versants et qu’un lointain orage ne pouvait laisser prévoir. Si l’on abîme les montagnes, il faut alors en accepter les douloureuses conséquences.


Des Papillons sur la neige !

Les Faux-Cuivrés sont les Lycènes qui appartiennent au genre Tomares. Partout où ils se manifestent, ils s’illustrent comme des espèces très précoces, leurs corps offrant d’ailleurs « l’équipement » adéquat : graisse extrême du tissu chitineux, épaisse pilosité, véritable parka polaire pour affronter les oscillations, telles les espèces sibériennes. Ainsi, au Maroc et notamment dans les montagnes, les duettistes Tomares ballus (atlanto-méditerranéen) et T. mauretanicus (endémique maghrébin) figurent parmi les pionniers du calendrier, des émergences ayant lieu dès la fin décembre en certaines localités bien exposées, même à haute altitude. Lors de certains beaux jours inopinés du plein hiver, aux ardeurs solaires du zénith, on en voit virevolter des familles entières sur les affleurements chichement garnis et les pelouses écorchées des Atlas, souvent entre les plaques de neige. Des Papillons sur la neige ! Si les redoux sont fréquents dès la fin de l’hiver, des descentes vertigineuses du thermomètre peuvent avoir lieu jusqu’en avril-mai sur les hautes terres marocaines. C’est ainsi que l’adulte peut être ensuite pénalisé par une baisse de la température qui s’illustre par un gel nocturne. Si les rigueurs sont extrêmes, certains sujets n’y survivent pas, mais bien d’autres écloront ensuite... De nombreuses observations matinales ont montré ces Tomares engourdis et littéralement « couchés », ailes closes, contre le sol. Réchauffés, ils sortent lentement de cette léthargie, reprenant l’usage des pattes, se redressant et ajustant leurs ailes à l’angle le plus judicieux du soleil. Puis subrepticement, ils quittent leur dortoir d’un vol sec pour une nouvelle journée de papillonnage. C’est l’histoire des Papillons d’un pays froid où le soleil est chaud.


N’habite plus à l’adresse indiquée...

Quand on séjourne à l’Oukaïmeden (Haut Atlas du Toubkal), il suffit de « sauter » le Tizi-n-Ouadi pour se retrouver en deux heures de marche au village montagnard de Tacheddirt, point de départ de tout un menu d’excursions pédestres. A deux nouvelles heures de marche, on se hisse ensuite au Tizi-n-Tacheddirt. C’est le biotope de survie de l’un des endémiques les plus remarquables d’Afrique du Nord :
Zygaena persephone, découvert et nommé de cette même localité par Zerny en 1934. C’est une Zygène au registre noir violacé ponctué de rouge, dont la renommée mythique est due au fait qu’elle n’existe que là (du moins c’est ce que nous croyons...), confinée à 3200 m, mais aussi qu’elle en aurait disparu. Le pèlerinage au Tacheddirt était accompli avec un relatif succès par les entomologistes allemands et français dans les années 50 et jusqu’aux années 70. Avec un peu de chance, le pèlerin-naturaliste était récompensé de ses deux journées de marche aller et retour par l’observation et quelques captures de « la bête ». Le pâturage a toujours été assez tenace en ce secteur où la salutaire pratique de l’agdal ne semble guère être respectée. Dommage pour la belle persephone ! La femelle pond sur une fine Fabacée endémique : Vicia glauca rerayensis, laquelle présente parfois l’avantage de pousser au sein des Alyssons récalcitrants et d’être partiellement hors d’atteinte de la dent du bétail. Cette planche de salut a toujours permis au monde des spécialistes de l’entomologie montagnarde d’en espérer la possible conservation. Mais voilà que depuis plus de trente ans, il n’est plus fait allusion à la moindre présence de cette perle fine et qu’il nous fallut un acharnement peu commun pour pouvoir en déceler quelques rarissimes spécimens il y a plus de dix ans. Sa phénologie est assez immuable et son éclosion intervient peu avant la mi-juillet. Les Zygènes connaissent toujours de grandes fluctuations de densité. Elles peuvent ainsi se faire rares certaines années car la chenille achève sa vie lors du printemps suivant et le stade larvaire étant plus fragile que l’œuf ou la chrysalide, des enneigements ou coups de froid tardifs peuvent décimer temporairement l’effectif. Mais le bilan de sa disparition porte sur suffisamment d’années pour évincer les aléas et autoriser désormais un avis fort pessimiste quant au maintien de cet Insecte unique à tous points de vue.

Nous avions tant pris l’habitude de prospecter chaque juillet la légendaire station que la dangereuse banalisation qui résulte de l’habitude nous fit prendre, lors d’un retour d’excursion mémorable, des risques extrêmes. Pour éviter le long sentier qui descend du Tizi-n-Tacheddirt au village avant de remonter au Tizi-n-Ouadi pour encore redescendre jusqu’à la station de l’Oukaïmeden où nous habitions au Club Alpin français, nous avons écouté les conseils de Lahrsen, un berger habitué des lieux : « 
Passez donc directement par l’Angour ! » L’Angour est le djebel que le chemin traditionnel contourne. Nous sommes donc passés par l’Angour et jusqu’à la nuit tombante, nous sommes restés « accrochés » dans un précipice, incapables ni de descendre, ni de remonter. Le supplice était d’autant plus cruel que depuis notre couloir d’éboulis, nous pouvions voir briller très loin les lumières du chalet du Club Alpin ! C’est en abandonnant tout notre matériel sur place que nous avons finalement réussi à sortir du piège, non sans risques, sans peur et sans égratignures.

Zygaena persephone n’a jamais fait l’objet d’autre notation dans la région du Toubkal que de ce col qui entre l’Angour et l’Aksoual, domine la vallée de l’Ourika de la tribu Haoura. Une ancienne observation rapporte la présence de Zygaena persephone du Massif du M’Goun, moins occidental, d’où elle fut décrite sous le nom de mgouna par Charles Rungs en 1967. Il conviendrait donc de s’assurer que cette race est encore en place avant de sonner l’hallali quant à l’extinction de cette espèce. Il n’est pas dans l’esprit scientifique de prouver l’inexistence d’une chose et on peut évidemment prétendre à la présence potentielle d’autres colonies au sein de l’immensité du Haut Atlas, d’autant plus qu’un nombre incalculable de sites sont d’une accessibilité peu aisée. Mais ne nous engageons pas sur les prouesses de notre époque où même les naturalistes prétendent se déplacer en véhicules tout-terrain. Entre 1937, date de description de la forme nominative, et 1967, date de celle de mgouna, les entomologistes n’étaient pas pressés et les longues randonnées faisaient partie du programme. Et seules deux localités ont pu être découvertes en ces temps où d’autre part le cheptel était encore extensif et ne précédait pas aussi violemment le naturaliste que de nos jours. Donc...


Sur les traces du carabe relicte

« Là où il y a une volonté, il y a un chemin. »Gaston Rébuffat

En mai 1982, deux coléoptéristes parisiens soulèvent les pierres dans une localité du Haut Atlas qu’ils tiennent secret et font la découverte du cadavre partiel d’un Carabe inconnu et qu’ils conservent avec précaution. Le Coléoptère est de taille modeste (20 mm) et d’un non moins modeste chromatisme bleu-noir. L’animal est immédiatement jugé extravagant par les spécialistes car en raison de son type de costulation (nervures des élytres), il appartient à un genre inédit, un chaînon manquant de la souche primitive entre les Carabiques inférieurs et les
Carabus vrais. Il est décrit sous le nom de Relictocarabus meurguesianus, le type en pièces est déposé au Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris. Les auteurs retournent à plusieurs reprises sur les lieux de leur fortunée découverte, mais en vain. Aucun nouveau Relictocarabus n’est vu, ni vif, ni mort. On suppose qu’il s’agit donc d’une espèce hypogée et de rencontre très aléatoire. Les duettistes découvreurs publient leur trouvaille mais maintiennent l’impasse sur la localisation. Naît très rapidement une véritable fièvre dans le petit monde entomologique pour tenter de renouveler la capture du même carabe, vivant cette fois, et c’est une ruée vers tous les sites possibles du Haut Atlas.

Le Haut Atlas se développe sur une longueur de 800 km ! Y retrouver une bestiole de 20 mm, qui plus est discrète en superficie puisque évoluant dans les failles et les éboulis, est un défi inouï. Mais où peuvent bien se rendre des entomologistes parisiens plus ou moins « frileux » quand ils se dirigent vers cette cordillère et ne disposent – comme toujours – que de quelques journées ? L’inventaire des destinations possibles n’est pas très fastidieux à dresser quand on devine la sainte dépendance des « bons » hôtels, le recours inévitable aux routes ou aux pistes pas trop cassantes, et les lieux sacro-saints où retourne tout un chacun en ces temps où les pionniers brillent par leur absence. Pour « récolter » les Carabes autrement qu’à vue, qui est une méthode peu efficace, on dispose quelques batteries de pièges qui ne sont rien d’autre que de discrets petits pots appâtés avec un sirop alcoolisé quelconque car ces Insectes carnivores sont en proie à quelques dérives gourmandes qui peuvent ainsi leur être fatales ! Fort de mon analyse éthologique du pur entomologiste parisien lâché dans l’Atlas et d’une vingtaine d’anciennes années consacrées à la carabologie, j’ai donc disposé dès la fonte des neiges de tels pièges dans les niches favorables aux Carabes alticoles des trois ou quatre secteurs susceptibles, selon mes déductions, d’avoir accueilli les « profanateurs » du cadavre. Le tout premier fut le bon : le versant nord d’un adrar tout proche du Mont Oukaïmeden, destination marocaine de prédilection de tous les chasseurs d’Insectes. Quelques
Relictocarabus y étaient tombés dans mes pots, avec un nombre plus conséquent d’une autre espèce connue des lieux depuis des lustres : Carabus favieri atlantis. Incroyable mais vrai, la seconde localité pressentie ne fut pas moins féconde puisque le même Relictocarabus se trouva aussi dans un piège du Djebel-Bou-Ourioul, tout proche de l’incontournable Tizi-n-Tichka ! J’en suis resté là, pas mécontent de mes intuitions. Mais j’appris par la suite qu’un autre carabologue parisien avait aussi repris vivant le Relictocarabus, mais avec moins de mérite puisque informé par quelques confidences privilégiées des auteurs initiaux.

Quand je circule dans le Haut Atlas, il m’arrive parfois d’apercevoir quelques coléoptéristes carabologues pas très anonymes et identifiables par leur frénétique manie de retourner avec leur piochon des quantités infernales de pierres (les Carabes, de mœurs nocturnes, s’y cachent tout le jour), ceinturés de leurs flacons et cernés d’intuitions. Je m’interroge chaque fois s’ils ont ou non repris l’Insecte mythique, sans néanmoins jamais le leur demander. Il faut éviter de poser des questions taboues aux gens qui ont des jardins secrets...


Les Carabiques pour témoigner de l’entomocénose

Comme l’indique le chapitre ci-avant décrivant quelques-uns des Papillons de jour parmi les plus caractéristiques, l’entomocénose montagnarde des Atlas mériterait à elle-seule un ouvrage tant sont riches et émaillés d’endémiques les cortèges des Coléoptères, des Orthoptères, des Hémiptères, des Hyménoptères, etc. S’y appesantir ne serait pas de mise dans le cadre de ce livre d’intérêt général et de divulgation pluridisciplinaire. Au sein des Coléoptères, ce sont peut-être les coprophages et les Carabiques qui se font le plus remarquer. Notre quête du Relictocarabus meurguesianus et les prospections d’altitude qu’elle a motivées, nous a permis un prélèvement de quelques Coléoptères Carabidae (Carabiques) spécifiques du plancher supérieur de la forêt, de la zone à coussinets épineux, de rives d’eaux courantes, de quelques éboulis et pelouses sommitales. Les espèces ci-après ont été déterminées, toutes d’origine du Haut Atlas (notamment des massifs de l’Ayachi, d’Imilchil, du M’Goun et du Toubkal). Y sont adjointes quelques citations de Carabiques cavernicoles (failles et grottes), entités essentielles de ces reliefs, reprises des auteurs les plus récents. Ce très bref inventaire figure pour attester, depuis l’échantillonnage d’un seul et unique groupe d’Insectes, de la biodiversité entomologique régnante.

Nebria atlantica, N. boiteli, N. kocheri, N. peyerimhoffi, N. quezeli, N. rubicunda, N. sitiens, Perileptus areolatus, Trechus idriss, T. kocheri, T. lepineyi, T. obtusus, T. rufulus, Subilsia sementi, Tachyura pallidicornis, T. parvula atlantica, Philochtus gazella, Ph. guttula, Ph. hustachei, Ocydromus coeruleus scelio, O. cruciatus atlantis, O. decorus, O. dudichi, O. ripicola, O. siculus certans, O. tetracolum, Nepha alluaudi, Synechostictus frederici ictis, Ocys peyerimhoffi, Deltomerus corax corax, D. corax antoinei, Melanius nigrita, Agonum atlantis, A. nigrum, A. viridicupreum fulgidicolle , Paranchus albipes, Cardiomera genei, Calathus erythroderus antoinei, C. opacus, C. rhaticus, Atlantosphodrus jeannelianus, Antisphodrus malhommei fongondi, Pristonychus cadilhaci, Amara aenea, A. famelica, A. hypsophila, A. subconvexa , Celia atlantis, C. corpulenta, C. cottyi, C. gottelandi gottelandi, C. gottelandi rhatica, C. kocheri, C. sollicita, Leiocnemis colasi, L. liouvillei, L. mairei, Paracelia rufoaenea, Dixus capito, Ophonus ardosiacus, O. berberus, O. incisus, O. rotundatus, O. rufibarbis, Typsiharpalus azruensis, Harpalus dissitus, H. serripes, Acupalpus luteatus, Chlaeniellus tristis, Ch. vestitus, Dinodes decipiens, Chlaenius velutinus, Cymindis alluaudi gottelandi, C. hookeri hookeri, C. hookeri merdelensis, C. hookeri rhatica, Lebia cruxminor pilosula, Philorhizus crucifer, P. melanocephalus, Syntomus barbarus, S. fuscomaculatus, Brachinus sclopeta.


Un Parc qui « n’existe pas » depuis 1942

« Dans les déserts de pierres des montagnes,il existe un étrange marché :on peut y troquer les tourbillons de la vie contre une béatitude sans limites. »Milarepa (XIe siècle)

Un Parc national
« est une zone naturelle, terrestre et/ou marine, désignée pour protéger l’intégrité écologique d’un ou plusieurs écosystèmes dans l’intérêt des générations actuelles et futures, pour exclure toute exploitation ou occupation incompatible avec les objectifs de la désignation et pour offrir des possibilités de visite, à des fins spirituelles, scientifiques, éducatives, récréatives et touristiques, dans le respect du milieu naturel et de la culture des communautés locales. » Telle est la définition claire et sans équivoque de l’IUCN. Le premier Parc national, promulgué en 1872, fut celui de Yellow Stone (États-Unis, 700.000 ha).

Que ce soit pour leur flore endémique cardinale, pour leurs bestioles
minuscules mais indispensables ou pour leurs derniers grands animaux emblématiques, il conviendrait parfois de redéfinir tel Parc national et toutes ces aires dites conservatoires dont l’existence est trop souvent théorique et contemplative de l’hécatombe sans fin d’une nature seulement protégée par des textes biotechnocratiques et non par des mesures concrètes. Ou bien si les textes l’ont prévu – ce qui est le plus souvent le cas – mettre un terme à la disjonction manifeste entre leur promulgation et leur promotion à grands renforts de trompettes, et une pratique désuète ou obsolète sur le terrain. Nous avons pourtant ici affaire à une mesure conservatoire un peu avant la lettre et le bluff, en tout cas suffisamment antérieure à la mise en oeuvre du marketing vert et de sa poudre aux yeux pour que la figure fonctionne ou ait fonctionné. 1942 ! Un Parc pionnier dont il faut saluer les initiateurs. 1942 : il n’était pas encore « toujours trop tard » pour sauvegarder le Mouflon, le Gypaète ou Zygaena persephone. La vocation du périmètre était de protéger, entre la vallée du N’fiss à l’ouest et celle de l’Ourika à l’est, 38.000 ha de milieux naturels de la plus haute montagne, s’individualisant par la beauté exceptionnelle des paysages et des imposants reliefs, par des alignements de crêtes déchiquetées dépassant 4000 m, aux matériaux éruptifs très anciens constitués de granites, de rhyolites, d’andrésites, visibles sur les plus hautes façades, par la luxuriance des vallées encaissées, par une biodiversité au taux record d’endémismes, riche en relictes orophiles et circumboréales. Ce parc abrite presque 500 espèces de plantes vasculaires, des formations forestières à Quercus rotundifolia, Q. faginea (très rare), Juniperus thurifera, J. phoenicea, Tetraclinis articulata, 150 espèces de Mammifères, d’Oiseaux, de Reptiles et de Batraciens, et un monde faramineux d’Invertébrés encore bien loin d’être recensé.

Protéger la nature n’est pas une idée neuve !
Alors qu’en est-il car des années de fréquentation de cette merveilleuse perspective du Toubkal ne nous ont pas enseigné la moindre notion de sanctuaire de la nature, pas la moindre protection concrète de la biocénose de valeur incomparable dont sont parées ces hautes montagnes ? Parlons du versant d’Imlil ou du site du Lac Ifni, et des caravanes de touristes à l’assaut minuté du toit de l’Afrique du Nord, argument le plus porteur du tourisme montagnard vite torché : Paris-Marrakech-Toubkal-Marrakech-Paris, du vendredi au dimanche soir, avec ascension du Toubkal en short et espadrilles le samedi, un quart d’heure d’immersion dans la vie berbère, faux Touaregs, tagines et tapis compris ! Ça c’est de la passion pour les cimes ! Ça c’est du tourisme solidaire, équitable, alternatif, intégré, culturel ? Où est l’encadrement ? Où sont les consignes pour contenir la foire ascensionnelle et tonitruante de chaque week-end ? Où est le respect pour le si fragile sanctuaire oroméditerranéen, inspirateur d’une « béatitude sans limites » ? Côté de l’Oukaïmeden, investi par un mitage résidentiel déficitaire, mal portant et agrémenté d’essais hôteliers jamais transformés, où sont les études d’impact pour ne pas saccager l’équilibre, où est le cahier des charges permettant à des immeubles pharaoniques et agressifs de faire face aux charmants azibs traditionnels ? Où est la décharge contrôlée puisqu’on rencontre des tas d’ordures sauvages signés des uns et des autres, ci dans le Bois des Fiancés (une sensible thuriféraie), là dans le boisement de l’Adrar-Tizerag, voire humanitairement au-dessus de l’humble village d‘Aït-Lekak ? Même le tracé est une nébuleuse et quand nous citons un secteur estimé de haute valeur biologique et néanmoins agressé, il est toujours à l’extérieur du Parc. L’une des lacunes du Parc du Toubkal est que sa zone périphérique qui enveloppe une gamme de sites biologiques aussi remarquables que sensibles ne soit pas munie de statut réglementaire. Les décideurs de figures de protection ne s’entourant pas toujours de bons connaisseurs du terrain et de spécialistes idoines, c’est bien souvent que des périmètres de haute valeur ne sont pas intégrés et laissés pour compte. Alors, on y fait n’importe quoi et il en résulte non seulement leur dégradation mais une pression pour le Parc. Le respect d’une zone tampon enveloppant tout un périmètre sensible doit aller de pair avec la définition d’un Parc national. Le Massif du Toubkal est aussi l’un des secteurs essentiels en matière de patrimoine d’art rupestre, avec des milliers de gravures recensées, particulièrement sur les sites du Djebel Yagour et du Djebel Oukaïmeden. Une protection renforcée de ces trésors de l’âge de bronze plaide aussi en faveur d’une meilleure conservation de toute la périphérie du Parc actuel.


Écocide d’une eau vive

« Il faut imiter la source qui ne se tarit pas et non pas l’averse qui inonde la montagne. »
Proverbe chinois

Une fois franchi Aït-Lekak, ses Noyers ancestraux et ses vieux Frênes filiformes à force d’émondages, dernier village berbère dans la montée vers la station de l’Oukaïmeden depuis Marrakech, la petite route suit fidèlement la vallée très entaillée de l’Asif-n-Aït-Iren. L’imposant et sévère Adrar Ouhattar écrase le paysage de ses vertigineuses parois presque en aplomb et, dans le silence, on perçoit le bruit angoissant des chutes de pierres spontanées emplissant les vastes éboulis.

Il faut s’arrêter et approcher les rives du torrent en prenant garde de ne pas coucher les Renoncules, les Ombelles, les Orchidées qui tapissent les prairies et les mouillères. Si l’on ne fait pas envoler une Bergeronnette des ruisseaux ou fuir une furtive Couleuvre vipérine, voire une colossale Couleuvre de Montpellier, on y dérange une Vipère naine de l’Atlas qui se chauffait au soleil matinal d’un éboulis. La Grenouille verte d’Afrique du Nord peuple tous les bassins de moindres remous ; une Rainette méridionale s’exerce au grand écart entre deux Panicauts ; les deux espèces de Crapauds font acte d’exhibitionnisme en nous enseignant leur accouplement souvent illégitime (
Bufo bufo x B. mauretanicus) ; sur une paroi rocheuse un Gecko à paupières épineuses côtoie un Lézard d’Andreanszky, tandis qu’un vieux Lézard ocellé se réfugie dans son terrier. Un Cingle plongeur passe comme une flèche et disparaît sous une cascade. Le long des tiges des plantes grimpent de belles Zygènes aux ailes bleu-noir escarbouclées de taches sanguines : c’est une éclosion massive de Zygaena trifollii émergeant des Lotiers. Les plus belles planches de Vesce faux-Sainfoin de tout Atlas sont ici et survolées par des myriades de Petits Bleus que vient parfois troubler le passage d’un groupe de blanches Piérides du Grand Atlas, ou l’atterrissage d’un vigoureux Argynnis astrifera descendu des hauteurs. Dans cette nursery de Papillons, ce n’est pas peine perdue d’avoir l’œil pour localiser la belle femelle de l’Azuré de la Jarosse car ici et seulement ici, certaines sont brunes comme habituellement, d’autres sont exceptionnellement bleues à l’image de leurs mâles. C’est donc un Papillon comblé, la nature donnant au mâle chanceux deux options chromatiques de compagne ! Un mâle du Grand Cuivré flamboyant tente de convaincre sa femelle frémissante à l’ombre d’une oseille sauvage. Au bénéfice d’un rocher ou d’un massif de Groseillier, l’espace ombreux est toujours conquis par un véhément Robert-le-diable (Polygonia c-album), transfuge du Nord et implanté là grâce au vertus conjuguées de la fraîcheur et de l’altitude. Chaque pas dans les hautes herbes florifères fait s’envoler des nuées multicolores de Piérides blanches et jaunes, de Lycènes bruns et bleus, de Mélitées, d’Échiquiers et de Misis. Mais tout semble s’immobiliser quand soudain s’abattent en croassant bruyamment une bande de Chocards à bec jaune mêlés de Craves à bec rouge, Corvidés turbulents qui fréquentent le haut plateau et résident dans les falaises en surplomb.

« Poissons mortsAllez donc dire aux moissonneusesPoissons mortsQue la graisse de mitrailleuseN'est pas la brillantine des dieux. »
Étienne Roda-Gil

Mais après la contemplation vient la colère car ébloui par tant de splendeur, on ne peut qu’être accablé par la soudaine dégradation de la qualité des eaux vives depuis ces dernières années, d’y voir tourbillonner des batteries de sprays de mousse à raser, d’y constater un tel échantillonnage d’ordures domestiques suivant le fil du courant, d’y noter avec le temps la souillure croissante et l’installation d’Algues indicatrices de pollution, d’assister au recul de cette flore hygrophile remarquable et de tout le microcosme qu’elle décline. Le précieux Asif-n-Aït-Iren n’est peut-être pas « à l’intérieur » du Parc et alors est-il de toute première urgence de le dégueulasser coûte que coûte ? Celui qui tenterait désormais de poser le pied sur un rocher mouillé pour sauter l’onde, glisserait immanquablement sur le tapis gluant qui le recouvre. Ces eaux pérennes voient leur état dynamique fortement perturbé, le torrent confine à l’égout.

L’écoconscience en casque et en treillis a toujours laissé rêveur et l’on ne demande pas (ou plus !) la fleur au fusil. La caserne militaire installée à l’entrée de la station de sports d’hiver de l’Oukaïmeden et en amont de l’asif, dispose d’une station d’épuration... qui n’a jamais fonctionné. Alors tout ce que peuvent « produire » les centaines de militaires ici cantonnés s’en va défiler au fil de l’eau. Dès juillet, l’odeur est par places pestilentielle. Durant l’été 2003, l’égout de sortie directement relié au torrent « du développement durable » est resté éventré des mois, épandant sa merde en surface. Les militaires qui n’ont rien à faire... jouent au football sur les formations naturelles herbacées à hémicryptophytes et géophytes hygrophiles du plateau de l’Oukaïmeden. Entre deux matchs, on pourrait s’inquiéter de la santé des familles du village d’’Aït-Lekak (maladies diarrhéiques), qui en aval n’ont que cette eau pour la cuisine et la boisson.
On le dit, on le redit, le recul du Batracien indicateur ou du Papillon biomarqueur des rives du torrent induit une baisse de qualité de vie pour les populations riveraines, pour ne pas faire de plus funestes prédictions quant à la santé infantile. C’est maintenant et localement le cas. Écoutons donc la nature quand elle crie de toutes ses forces !


Les petites vertus et les grands vices du tourisme intégré

« Je voyage pour vérifier mes rêves. »
Gérard de Nerval

Durable, sinon contestable

Le tourisme a tué le voyage. Comme salutaire entracte à l’analyse récurrent des ravages du tourisme massif et sans âme (modèle marocain : Agadir), avec comme exemple presque parfait le développement écotouristique de quelques hautes vallées marocaines telle celle déjà notoire des Aït-Bouguemez (Haut Atlas du M’Goun et de la province d’Azilal), l’opportunité géographique est offerte d’aborder sommairement le thème de « l’autre tourisme ».

Le slogan du « développement durable » sévit brutalement dans tous les secteurs et y compris dans celui des voyages, un peu comme une façon d’expier, d’exorciser le tourisme classique dont les effets d’acculturation et d’érosion socioéconomique sont objectivement engrangés dans la bonne conscience résiduelle et la culpabilité naissante du « premier monde », par ailleurs en proie à une crise d’autoflagellation assez pathétique. De
mea culpa du colonialisme (« on ne savait pas... »), en mea culpa du tourisme (« on croyait que... ») et en maxima culpa du consumérisme exporté (« ne pas les en exclure...»), la démarche morale du monde dit occidental risque de finir dans la plus méritée des reptations. Orné d’une telle éthique expiatoire, il n'est donc pas étonnant que le « durable », souvent revu et corrigé en « équitable », ait fait une entrée fracassante dans la phraséologie de l'industrie touristique et que la récupération du vocable se fasse sans ambages. Il s’agit de proposer un voyage le plus respectueux possible (premier échec : le trafic aérien est à lui seul responsable de 30 % des émissions nocives dans l'atmosphère...), adjoint d’un séjour où le manque de confort bourgeois est compensé par une immersion dans le tissu rural et un comportement écologiquement sans bavure. Le second volet est de donner à percevoir la recette comme porteuse de développement. C’est parfois honnête et du domaine du « presque possible » quand producteur et consommateur marchent « sur la pointe des pieds », c’est souvent douteux et relevant de la pure affabulation quand strictement projeté par un marketing rusé. Mais c’est aussi ne pas se soucier de la mentalité de l’amphitryon, voire de l’idéaliser au-delà du raisonnable. Damné par la tentation du siècle, à force de stimuli savamment inoculés par des médias peu regardants, le « local » est prêt à accepter le pire pour accéder au meilleur, la fin justifiant les moyens. Comment pouvoir démasquer l’ennemi, depuis un « monde perdu » et un combat quotidien pour la suivie, quand il arrive moraliste et conquérant, distribuant bonbons, stylos et dirhams ? On n’apprend à personne « à se méfier de tout ». Tout autant véhiculé par l’étrange lucarne télévisée, qui même sans réseau électrique distille partout le message niveleur, que par l’apparente aisance de quelques frères ou cousins émigrés, partis ailleurs pour mal vivre dans le bien-être, l'avoir, la possession, se sont convertis en l’une des valeurs les plus importantes. Alors, puisqu’elle frôle un marché de la misère et de la tentation, toute figure de tourisme aura immanquablement des limites un peu floues, aux marges d’une cohorte d’aspects plus ou moins insidieux et scabreux (dont l’extrême est le tourisme sexuel, avec sa phase larvée des « touristes à marier »). Une veille permanente s’impose donc pour éradiquer les dérives collatérales.

Nous vivons une époque épique d’intégration... L’étranger doit être formaté pour pouvoir s’intégrer s’il veut mériter le droit de vivre en d’autres sociétés. Le nouveau tourisme aussi est dit « intégré ». Quand le mot est lâché, le tour serait-il joué ? Faire l’effort d'acheter un voyage « politiquement correct » n’est pas suffisant et faire usage de son esprit critique (s’il en reste) est nécessaire. Tout est affaire de rigueur intellectuelle. Le touriste moyen ne se pose pas la moindre question, il est en vacances ou à la retraite, il a peiné et payé pour ça. Il se sent comme un poisson dans l'eau dans l’héroïque contexte néo-colonial, hurluberlu déambulant en slip-tarzan ou en short moulé dans les oasis et les médinas, alors qu’avant de partir, il participait âprement à son combat de quartier contre le port « éhonté » du voile de quelques petites musulmanes « politisées et non intégrées ». Il offre ses vieux T-shirts et toise avec complaisance des autochtones observant avec envie son véhicule tout-terrain climatisé ou son camping-car, dont le coût peut correspondre à plus d’une dizaine maisons du Haut Atlas, toutes parfaitement homotypiques dans la ligne souhaitée de la « bioconstruction » mais qu’aucun écolo n’accepterait d’habiter. Cruelle caricature d'accueil villageois. « 
Le soir, depuis votre balcon d’hôtel, vous pourrez voir passer de retour des champs les paysannes lourdement chargées de fagots ou de fourrage », précisait cyniquement un guide touristique. « La vieille ne veut même pas se laisser photographier ! », commentait un touriste déçu devant les ruines de la Casbah du Glaoui de Taliouine. Tourisme et voyeurisme vont souvent de pair.

A Johannesburg et en marge des négociations officielles, les discussions organisées par l'Organisation Mondiale du Tourisme (entité mixte de nations membres de l'ONU et de partenaires privés) étaient unanimes pour préconiser une meilleure compatibilité entre le diktat économique d'un secteur mondialisé et hautement vulnérable et les intérêts légitimes des populations concernées. Certains représentants de pays africains allaient même jusqu'à préconiser une entente touristique des pays d'une région avec en point de mire une promotion commune de destinations hors des sentiers battus, donc chez l'habitant et avec des moyens locaux de locomotion. Après l'analyse des ravages du tourisme, il était suggéré d’aller plus loin en recourant au tourisme d’une éthique très exigeante. Des voyagistes et de simples prestataires se disent prêts à jouer la transparence et à fournir des efforts constants pour améliorer la qualité équitable ou durable de leurs offres, mais combien sont-ils ? Un panel de propositions de travail et d’orientations concrètes est dressé afin de stimuler la déontologie des prestataires et de définir des outils de terrain pour pouvoir évaluer de façon affinée toute offre touristique prétendue équitable ou similaire. Le mot « équitable » tend à s'imposer, et ce, dans la lignée du commerce équitable. L'utiliser permet de lui donner en permanence son plein sens. Rappeler par exemple que le tourisme équitable doit concourir au développement touristique durable. C'est une pratique fréquente dans les transnationales du tourisme, en permanence à l’affût de toute initiative récupérable, susceptibles de repérer les créneaux porteurs, les fameux déclencheurs de l'acte de consommer, et d'assaisonner leurs produits à la sauce que les touristes éclairés ou non peuvent attendre. Quant aux codes et aux chartes, ils engagent très peu ceux qui les signent et restent des vœux pieux.


La vallée dite heureuse des Aït-Bouguemez

« Mieux vaut allumer une bougie que de maudire l’obscurité. »
Confucius

La vallée des Aït-Bouguemez se situe à 1800 m, au nord de l’Ighil M’Goun, dans le Haut Atlas central. Éthymologiquement, c’est littéralement la vallée de « ceux du milieu » car elle occupe le cœur de ce massif. C’est une région de transition entre fiers éleveurs semi-nomades et paysans sédentaires, passés maîtres dans l’art de l’irrigation et de la construction de bâtisses en tabout (pisé), entre dialectes tamazight et tachelhit. Une multitude de splendides villages aux habitats d’architecture traditionnelle s’égrènent le long d’une vaste mosaïque de cultures aux couleurs éclatantes et changeantes.

Cette région tient particulièrement à cœur aux instances gouvernementales puisqu’un programme « pilote » de gîtes d’étape chez l’habitant, classés et labellisés GTAM (Grande Traversée des Atlas Marocains) y a été appliqué de façon pionnière. Dans le même objectif, la vallée reçoit également une école
in situ des guides-accompagnateurs en montagnes du Maroc, seuls habilités à conduire les randonneurs sur les sentiers des sommets et dans le contexte d’autres activités sportives plus spécialisées (escalade, ski de montagne, rafting, etc.) A l’usage des visiteurs, le panorama régional est fort riche depuis cette base-clé. Les excursions en boucle et les courses ou traversées de très haute altitude offertes par la chaîne du M’Goun et tous ses massifs mitoyens sont innombrables. Il convient de se reporter à un ouvrage spécialisé pour prendre connaissance de tous ces raids de plusieurs jours pouvant donner accès aux plus grandes gorges, aux hautes combes, aux balcons d’altitude, aux cirques et aux vasques des lacs, aux vastes pentes, aux parois verticales, aux profondes auges et aux crêtes aériennes. Mais d’autres vallées de moyenne montagne sont aussi le support d’intérêts écologique, géologique et culturel. Telle la vallée de l’Ahanesal avec ses paysages de hautes falaises calcaires, un écosystème à Pin d’Alep associé au Genévrier rouge et au Thuya, et la fameuse « cathédrale » du Mastfran à Tamga, considérable rocher surplombant majestueusement la vallée. La vallée de l’Oued Wabzaza constitue une autre aventure sauvage, avec ses abrupts extrêmes et ses versants couverts de pans d’Euphorbes cactoïdes (Euphorbia resinifera), d’une tétraclinaie, d’une juniperaie rouge et d’une pinède, surmontés des vestiges d’une thuriféraie. Ces parcours sont ponctués de villages berbères parfaitement authentiques, admirable guirlande d’architecture ancestrale.

Les randonnées vers les cimes et les vallées environnantes sont complétées par la découverte de l’architecture locale, des peintures rupestres et des innombrables fantaisies du paysage alentours. Le séjour est une imprégnation de la vie des montagnards berbères (travail de la terre, irrigation, moissons, élevage, artisanat, veillée, etc., au gré des saisons). Le couchage se fait dans le respect des traditions (épais tapis, coussins et couvertures) et les repas sont typiques à base de produits locaux. Bien d’autres régions suivent désormais l’exemple et la mode des gîtes se répand de proche en proche, de djebel en vallée, ne manquant pas d’échapper à la vigilance initiale. C’est alors souvent n’importe quoi.

Les tribus de ces régions ont vécu récemment les affres d’une sécheresse de plusieurs années. Certains ont définitivement choisi l’exode rural, d’autres se mobilisent pour que la belle vallée ne soit pas dépeuplée. Le soutien de ce tourisme respectueux et des diverses ONG qu’il peut véhiculer ont déjà permis d’étayer des projets de développement. Il en va de la construction de systèmes d'eau potable dans certains douars afin que les femmes ne consacrent plus trois ou quatre heures par jour au puisage et au transport de l'eau, du creusement de puits et de l’installation de motopompes, de l’amélioration de l’irrigation, d’unités d’apiculture, d’un appui général au développement agricole pour une sensible augmentation du revenu des familles, de l’équipement en chauffe-eau solaires et en infrastructures photovoltaïques pour l’électricité. L'association locale, porteuse de l'intérêt commun des habitants de la vallée et légitimée par les responsabilités prises dans le projet, est reconnue comme interlocutrice privilégiée par les pouvoirs publics marocains.

L’effet négatif prééminent du tourisme, même solidaire et intégré, est qu’il réveille évidemment l’individualité, l’égoïsme. Les conséquences ne sont pas moindres dans une société traditionnelle toute basée sur l’aspect collectif. Les guides et les jeunes ruraux sont les premiers à imiter le modèle d’importation. Les effets de la disparité creuse le fossé : les familles les plus riches et dont le fils a pu bénéficier de l’école des guides héritent en priorité de la manne des randonneurs. Des commerçants et des militaires à la retraite ouvrent plus aisément des gîtes et des dortoirs d’étape que les familles démunies. Ainsi se crée une monté rapide des individualismes, véritable choc pour la routine bouguemez. Tout un chacun cherche alors à se soustraire des activités collectives et comme l’agriculture en dépend, les terres sont délaissées, les canaux d’irrigation ne sont plus entretenus, on manque de mules pour les battages et les labours puisqu’elles sont réquisitionnées pour l’accompagnement des randonneurs, la mauvaise gestion décime les Noyers. La rançon de ce brutal détachement des activités traditionnelles est qu’un appréciable pourcentage des terres se retrouve en déprise. L’architecture quant à elle ne semble guère avoir localement pâti du modeste enrichissement ou bien – une fois n’est pas coutume - un cahier des charges veille aux normes du patrimoine architectural du site. La proche ville d’Azilal, chef-lieu de la province, n’a pas eu ce privilège et le considérable apport de devises de ses émigrés n’eut pour conséquence que sa défiguration totale avec 99 % de ses maisons en parpaings nus non crépis, recette idéale pour faire fuir
illico presto le touriste vers le charme montagnard des proches Bouguemez.

Il n’y a plus de paysages « à l’identique ». Tous les écosystèmes que nous qualifions de « naturels » ont été plus ou moins modelés par des millénaires d’interventions humaines. Dans une définition classique, le milieu naturel est façonné d’abord par l’écosystème, puis par le poids des agissements anthropiques. La notion d’écosystème s’appuie ainsi sur une partie minérale et statique, le biotope, et une partie évolutive, vivante et organique, la biocénose. Dans le même angle de vision, aucune civilisation n’est figée « à l’ancestral ». L’Homme évolue – ou involue – mais change inévitablement eu égard à un fourmillement de facteurs dont le progrès et la proximité sont les plus neufs. C’est pour le moins une lapalissade de le dire. Il faut être simplement soucieux de la qualité de ces changements, qu’ils se fassent sans violence et selon une graduation, écartant toutes les séquelles qui résultent du chaos. Alors, puisque le tourisme est un mal nécessaire et même s’il y a des ombres au tableau et que d’une manière ou d’une autre les us et coutumes s’en trouvent modifiés, il convient qu’ils le soient dans le sens d’une amélioration de la qualité de vie, d’un allègement des fardeaux. Il serait tout aussi néfaste et regrettable de vouloir figer des gens à l’âge de pierre ou en l’an 1000 sous prétexte qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs. Souhaiter une immuable situation à une catégorie sociale est aussi outrageant que de la folkloriser. Et obliger une vallée à tourner le dos à son époque est aussi la meilleure formule pour au mieux provoquer l’exode, au pire susciter des vocations vindicatives d’intégrisme. La solution ne peut qu’être consensuelle. La promotion d’un tourisme culturelle, écologique et dosé ressemble à une panacée nettement moins néfaste et plus subtil que l’habituel envahissement par bordées d’autocars, ravageant tout sur son passage en imposant un modèle absolu. Il représente l’approche la plus respectueuse des écosystèmes et de leurs populations.
A la recherche d’authentique, celui-là ne vient que « pour savoir », et non pour profiter.