Préface du WWF

J’ai eu cette chance de découvrir le Maroc il y a près de trente-cinq ans et d’y passer trois semaines inoubliables entre les mains d’un naturaliste averti, compétent, un collègue installé depuis trois ans dans ce pays qu’il avait sillonné de long en large.

J’ai certes gardé le souvenir de ce Maroc des villes que tout bon touriste doit découvrir. Comment oublier Fès et ce mariage dans une somptueuse demeure de la médina ? Toute une nuit de festivité, des plats succulents et la découverte du thé à la menthe capable de vous faire résister au sommeil après deux jours d’un voyage éreintant à travers la France et une Espagne qui commençait à peine à revoir son réseau routier. Tanger, Fès, Meknès, Rabat, Casablanca, Essaouira, Agadir, Ouarzazate, Taroudannt, autant de cités découvertes avant la grande déferlante touristique, autant de lieux encore présents dans ma mémoire.

Mais comment pourrais-je oublier le contraste entre ces plaines céréalières parsemées à l’époque d’espaces en jachère et les vastes vergers d’agrumes des plateaux accolés à la base du Moyen, du Haut ou de l’Anti-Atlas, où quelques fruits offerts vous font retrouver le goût des « oranges de Noël » de votre enfance ? Comment ne pas être frappé par ces immenses étendues subdésertiques sillonnées par des troupeaux de Moutons et où l’on pouvait encore apercevoir avec un peu de chance des outardes houbara, ou ces formations à Arganier du Souss caractérisées par ces Chèvres acrobates perchées sur des arbres ? Et que dire des forêts de Cèdres atlantiques ou de la mythique forêt de la Maâmora si connue des naturalistes ou encore de ces dayas (mares temporaires) où quelques coups de filet troubleau vous permettaient de découvrir en abondance plusieurs espèces de Crustacés Branchiopodes, ces Crustacés sortis d’un autre âge, dont les Triops au faciès de limule ? Comment ne pas évoquer l’enchantement qu’ont été ces incursions dans le Moyen et le Haut Atlas et surtout ce coup de foudre pour le désert lorsque nous avons tutoyé le Sahara. Je n’ai pu échapper à son sortilège et ne peux m’empêcher d’y retourner chaque année un peu plus au sud….mais ceci est une autre histoire.

Situé à l’extrémité occidentale de l’Afrique du Nord, comme une île entre la mer et le désert, le Maroc a certainement la personnalité la plus accusée du Maghreb comme le souligne le géographe Fernand Joly. Il est accidenté de montagnes jeunes dessinant une dorsale de hautes terres flanquées de part et d’autre par des plaines et des plateaux. Relief diversifié, climat méditerranéen contrasté et influencé à l’ouest par la proximité de l’Océan et marqué à l’est par la sécheresse, toutes les conditions étaient requises pour faire de ce pays une région à fort taux d’endémisme végétal, notamment dans les zones montagneuses du Rif et de l’Atlas mais c’est surtout une des zones refuges actuelles les plus importantes du secteur méditerranéen comportant des végétaux ligneux relictes, souvent d’origine tertiaire comme l’ont montré des phytoécologues comme Barbero ou Quezel. Cet aspect patrimonial d’intérêt circum-méditerranéen est souvent ignoré et on n’a hélas pas hésité à introduire de nouvelles espèces d’arbres plutôt que de gérer l’existant. Certes la production de bois de chauffage constitue une priorité pour les populations marocaines mais dans une région aussi remarquable pour ces espèces végétales ligneuses relictuelles, on peut sûrement s’interroger sur les conséquences à terme de l’introduction d’espèces allochtones comme les eucalyptus établis sur 200.000 hectares, aux sous-bois dépourvus de végétation et dont on sait qu’ils accélèrent les processus d’appauvrissement édaphique. Il en est de même des 150.000 hectares de pins d’Alep dont on connaît bien l’inflammabilité en zone méditerranéenne et le rôle dans l’acidification des sols.

La variabilité des conditions climatiques et d’habitats a permis longtemps à une faune abondante de se maintenir. Parmi ces espèces symboles, on retiendra le lion de l’Atlas et le crocodile de l’Afrique de l’Ouest. Ils ont disparu dans les années 1930. Vers 1950, disparaîtra l’autruche des hauts plateaux en même temps que l’aigle impérial, la grue demoiselle et bien d’autres espèces. La péjoration climatique des trente dernières années a certes joué un rôle important dans la régression de nombreuses espèces de Mammifères, d’Oiseaux et de Reptiles, voire dans leur disparition mais le braconnage, les modifications importantes des paysages, des habitats dus non pas uniquement au climat mais aux activités humaines expliquent aussi pourquoi l’Afrique circumsaharienne a perdu sur la période historique plus d’espèces de Vertébrés supérieurs, Oiseaux et grands Mammifères, que toute autre région du Paléarctique. La plus belle antilope, l’oryx dammah, avait déjà disparu du Maroc en 1932. Seules restent en très faible nombre des gazelles dorcas et des gazelles de Cuvier. Gazella dama est à la limite de l’extinction. Il en est de même des outardes, objet d’une chasse excessive et pour lesquelles il a fallu créer un centre de recherche destiné à restaurer des populations viables dans des régions où le surpâturage pose aussi problème.

Laila Rhazi de l’Université Hassan II et qui travaille sur les dayas faisait remarquer avec juste raison que l’évaluation du rôle des perturbations anthropiques sur la conservation de la biodiversité constitue désormais un des enjeux majeurs de l’écologie théorique. C’est vrai, mais de notre point de vue c’est surtout une des clefs essentielles pour, dans le Maroc d’aujourd’hui, faire changer les comportements, stopper la dégradation d’écosystèmes remarquables et servir de prélude à une politique de restauration, une politique prônée par Feu S.M. Hassan II disant en substance l’année de sa disparition « 
Il est vrai que l’Homme peut être tenu pour responsable des atteintes portées à l’environnement….Il n’en reste pas moins que, mu par une volonté de redressement et conscient de l’acuité du problème, l’Homme détient les clefs du salut entre les mains ».

Un Maroc se meurt, celui d’une nature exceptionnelle. C’est pour empêcher que ce magnifique pays perde ce qui en fait encore sa richesse que Michel Tarrier se livre à cette évaluation sans complaisance qui fait de cet ouvrage un livre témoignage de grande valeur.

Michel Tarrier est naturaliste, entomologiste passionné depuis sa tendre enfance. Voilà plus de dix ans qu’il parcourt le Maroc de steppes et des montagnes. Écologue, les Papillons sont son fil d’Ariane, il en fait des indicateurs objectifs de la dégradation des milieux naturels. La grande richesse illustrative, véritable iconographie marocaine du vivant, est due au talent de son complice Jean Delacre. Leur livre n’est illustré que d’images « positives » des richesses de ce pays, photos souvent inédites d’animaux estimés comme très rares par les spécialistes.

Mais ce livre n’est pas un guide touristique composé de belles images et de descriptifs de paysages de rêve, ni un rapport complaisant exploitant les stéréotypes de l’Orient au pays du soleil couchant, du charme de la palmeraie ou de l’exaltante ascension des 4167 mètres de Mont Toubkal. C’est surtout un état des lieux, celui des « beaux restes » d’un patrimoine naturel à nul autre pareil en Méditerranée occidentale et désormais victime d’une extinction massive, avec en corollaire une alerte sur l’amenuisement des ressources. Où en sont aujourd’hui les richesses biologiques du Maroc ? Quels sont les comportements et les politiques associés à la protection de l’environnement ? L’analyse est pointue, parfois sévère et toujours pertinente, nous enseignant clairement que les populations vont payer cher les préjudices causés.

Dans « Le Maroc, un royaume de biodiversité », c’est l’analyse scientifique poussée et une critique constructive qui ont intéressé le WWF et qui vous donneront les clés pour comprendre comment les problématiques liées aux écosystèmes induisent des dysfonctionnements biologiques.

La conservation de la nature et des richesses de la planète, l’impact croissant de l’Homme sur l’environnement, les premiers signes de réchauffement climatique, la recherche d’un développement durable, tous ces points sont au cœur du débat du WWF. Depuis quarante ans, le WWF œuvre dans le champ de l’éducation à l’environnement et tente en formant les Hommes d’aider à la préservation des vraies richesses, celles d’une nature indispensable à la survie de l’humanité. C’est aussi l’un des messages de l’ouvrage de Michel Tarrier qui rejoint en cela l’ambition majeure du WWF, celle de laisser à nos enfants une planète vivante.

Jean Claude Lefeuvre
Professeur émérite au Muséum National d’Histoire Naturelle
Vice-président du WWF France et président du conseil scientifique