Le bestiaire de Jidé

« ECODIDACTE »

pour le pire et pour le meilleur…*

 



"Je n'avais pas quinze ans que les monts et les bois

Et les eaux me plaisaient plus que la cour des rois."

Ronsard

 

 

* Le pire parce qu'un amour prononcé pour la Nature plonge le plus souvent dans un état d'indignation et de colère face au peu de cas qu'en font nos contemporains...

* Le meilleur parce que mes émotions les plus fortes furent toujours redevables de cette passion.

  A la mémoire de ma mère qui m’a transmis l’amour des arbres; en hommage à mon père pour m’avoir éduqué dans le plus grand respect de la Nature, de la Vie, et d’Autrui; en dédicace à Monique, tant pour sa présence à mes cotés lors de la plupart de mes expéditions que pour sa compréhensive abnégation lors de mes non moins nombreuses absences; en remerciement à mon fils François pour avoir en choisissant la carrière d’Ingénieur des Eaux & Forêts, réalisé un de mes vieux rêves d’enfance, en se donnant la possibilité d’œuvrer efficacement pour la conservation de la Nature; à mon fils Christophe, parti trop tôt dans les grandes plaines de l’au-delà, herbe trop tendre pour notre monde si dur…

 

 

Toute histoire personnelle commence par des souvenirs d’enfance… et mes propres souvenances de « naturaliste en herbe », remontent à 1950, année où mes parents firent creuser les fondations de « la » maison qui allait devenir ma base de repli favorite.

Quand je me tourne vers ces souvenirs, me revient en instantané l’image de ces centaines de crapauds qui étaient tombés dans ce qui allait devenir nos caves. La maison et ses murs, la construction, je n’en ai plus aucun souvenir, mais les crapauds ! C’est comme si c’était hier !

Quel privilège d’avoir eu à ma portée et pendant ce demi-siècle écoulé, ce merveilleux domaine boisé, aujourd’hui classé Natura 2000 pour la qualité de ses beaux « restes » !

 

Dès mes six ans, j’y étais initié « aux choses de la nature » par un vieux garde-chasse qui m’avait pris en amitié. Le « vieux Jules » m’avait hélas appris à cataloguer les animaux en « bons » (le gibier) et en « mauvais » (les prédateurs, trop longtemps appelés « nuisibles, ou mordants », ainsi que tout ce qui mord, pique ou griffe). Il m’a fallu beaucoup de temps pour sortir de cette dérive bien réductrice et comprendre qu’en matière d’écosystème et de biocénose, l’ « ensemble forme un tout » et qu’il n’y a ni bon, ni mauvais. De longues randonnées à pied ou à vélo, m’ont néanmoins fait connaître et aimer tout ce qui touche de près ou de loin à cette merveilleuse forêt des Fagnes.

 

A huit ans, je n’avais pas mon pareil pour poser les collets à grives, trapper les belettes, les taupes (je m’étais confectionné une veste de leurs peaux tannées par mes soins), les rats, les souris et les lérots, trouver le nid des muscardins, ces si jolis rongeurs en miniature, ou encore, parmi les centaines de tritons qui hantaient les fossés inondés des bermes de routes, trouver le « dragon » comme j’appelais à l’époque le mâle du rare triton crêté.

 

A dix ou douze ans, j’étais le « conservateur » de mon propre « musée », une bonne partie de la faune locale naturalisée par mes soins, ou mise en bocaux de formol. Tous mes proches savaient que m’apporter l’un, une bécasse mortellement fauchée par des fils de haute tension, l’autre un putois ou une fouine écrasés sur la route, ou encore un chevreuil tué par une voiture, me procurerait un immense plaisir et que je pourrais exercer mes (assez piètres) talents de taxidermiste amateur. Tout m’intéressait, des pierres aux fossiles, des fleurs aux papillons, des punaises aux coléoptères, que j’amassais et épinglais dans des boîtes vitrées. J’avais déjà à l’époque repéré les « raretés » que sont les Flambés, les Morios et les Grands Sylvains, que j’aimerais tant retrouver aujourd’hui. En fait, je souffrais de « collectionnite aigue », mais je compris plus tard qu’être atteint d’un idéal quel qu’il soit nous immunisait peut-être contre le difficile, le piètre, l’inutile et le vil quotidien, et qu’il n’est jamais trop tôt pour créer son propre univers.

 

Le temps passa et vinrent les périodes de spécialisations et des « chasses » plus fines. Ce fut alors cette immense collection de carabes du paléarctique, amassée et récoltée pendant quelques années de folle passion, qui m’entraînèrent chaque week-end d’un coin à l’autre de la Belgique, du nord de la France à l’ouest de l’Allemagne, pour poser des « pièges » par milliers en essayant de retrouver les espèces décrites dans la littérature spécialisée. Six cents litres de vin sucré furent utilisés comme appât l’année de ma « fièvre » paroxystique ! Mais les « putzeysi » de la forêt de Soignes, les soi-disant rares « clathrarus multipunctatus » de la Campine anversoise courrant de nuit par dizaines dans le rayon de ma lampe de poche, les « nitens » mythiques, aisément retrouvés, ont récompensé mes folles courses printanières, estivales et hivernales. Quel que soit le lieu où je me trouve, j’essaie encore et toujours de « savoir » qui parmi ces  carabes  hante l’endroit.

Passion en veilleuse, donc prête à ressurgir.

 

A 16 ans, mon père me payait mon premier permis de chasse ! Quelle émotion !

Heureusement qu’au fil des ans, après avoir mis à mal les à priori qui me furent inculqués à mon corps défendant, de « chasseur à la carabine », je suis devenu « chasseur  d’images ». Mes instruments de torture se limitent dorénavant à une paire de jumelles, deux ou trois boîtiers photo, un télé 400 mm et un objectif macro, la carabine restant le plus souvent au râtelier.

Moi qui exterminais les « nuisibles » comme on me l’avait si bien enseigné, j’ai « viré ma cuti » (trahison pour certains !), et je suis devenu un ardent défenseur, un enragé protecteur de la nature sous toutes ses formes.

Ne dit-on pas que les anciens « braconniers » font les meilleurs « gardes-chasse » !

Mes nombreux « errements » m’ont en fait sans doute bien servi, et je ne crois pas avoir pu devenir « le » défenseur que je suis actuellement, si je n’avais pas, il y a bien longtemps, fait une chasse effrénée aux « nuisibles » et « prédateurs » de tout poil, avec une belle ardeur toute empreinte de passion, mais dés le début teintée d’un doute permanent.

Dans ce duel entre l’acquis et l’appris, c’est le respect pour le vivant qui sorti vainqueur. Aujourd’hui, je ne pourrais plus « tuer » le moindre papillon, « clouer » le moindre coléoptère sans en être profondément meurtri et certainement en avoir très mauvaise conscience. Assister à l’élimination d’une vipère (quand ce n’est pas une inoffensive couleuvre) ou d’un hérisson m’attriste énormément. Que d’erreurs l’homme peut-il commettre au nom de grands principes ou de grandes peurs irrationnelles enracinés au plus obscur de lui-même depuis le fin fond des âges. Heureusement que ces « certitudes » ne sont pas immuables, et que le temps et la lucidité peuvent nous remettre, un jour, sur le droit chemin. Mais le parcours est souvent long, tortueux et douloureux, car dans le monde qu’on sait, se remettre en question n’est pas toujours « évident ». Moi qui gyrobroyais les chemins de la forêt pour avoir un « beau champs de tir », voilà maintenant que je les élargis pour faire entrer la lumière favorable à la survie du devenu rare Euphydryas aurinia, lépidoptère emblématique de la lutte pour la sauvegarde de l’environnement en Wallonie !

Quelle transfiguration !

 

Je ne regrette rien, car tout n’est censément pas négatif dans ce parcours et tout vécu est toujours étayé par des erreurs, des échecs, et des suspicions. D’autant que je ne renie pas mon passé, que la chasse n’est certainement pas incompatible avec la défense de l’environnement si elle est bien comprise et bien gérée. Certes, encore faut-il faire la différence entre « chasse » et « chasse », entre « tuerie gratuite » et « régulation ». Mais bon, si ce n’est plus ma « priorité » il m’arrive encore de chasser, plus pour le plaisir de la convivialité des réunions entre amis, que pour le tir. De toute façon, la chasse obéissant à un vieil instinct, se vit et n’a pas à se justifier. Si j’ai toujours été outré par les « lâchers » de volaille et autres abominations dues à une déviance perverse de l’homme, je n’oublie pas cependant que la chasse, la « vraie », celle que j’aime encore pratiquer, avec jumelles et télé, et l’observation qui en découle m’a fait vivre des moments inoubliables, et m’en fera certainement encore vivre bien d’autres.

 

Comment oublier ces longs cheminements dans le plus grand silence au lever du jour, baignés dans une extraordinaire symphonie musicale, bercés par les derniers ululements de la chouette hulotte prête à s’endormir pour la journée, le chant du rossignol à l’instant éveillé et de la multitude de ces petits passereaux forestiers, qui semblent si bien s’accorder pour chacun à leur tour lancer leur cri d’amour ? Du Mozart forestier, inégalable.

 

Comment oublier le frôlement de l’engoulevent, les chaudes soirées d’été, qui parfois par dizaines tournoyaient autour de moi pour bénéficier des insectes que je faisais s’envoler sur mon passage ?

 

Comment oublier la sérénade nocturne des sonneurs, rainettes et autres batraciens aujourd’hui disparus ou en voie de l’être, éliminés par l’inconscience humaine, disparus à jamais par le lent écocide des sols et des eaux dormantes, empoisonnement irréversible dû à une agriculture trop agressive pour n’en pas dire plus ?

 

Comment oublier ces marches dans l’obscurité presque complète les jours sans lune, (le ciel n’était pas encore « pollué » par ces dantesques éclairages de route qui font de la Belgique une bizarrerie vue du haut des satellites), le bruissement provoqué par le passage de sangliers et chevreuils contre les branches basses et qui se coulaient à quelques mètres de moi, provoquant cette sensation extraordinaire et inoubliable de jouissance mélangée à une peur innée de la « bête noire » qui vous hérissent tous les poils du corps, et vous lancent ces picotements caractéristiques le long de l’échine ?

 

Comment oublier ces longues randonnées de 10 à 12 kilomètres par jour dans les landes écossaises, dans ces « moors » exempts de toute pollution, avec leur faune et micro-faune d’une richesse extraordinaire, leurs hardes de cerfs et biches de plusieurs centaines d’individus, leurs innombrables chevreuils, renards et autres petits mammifères, et tous ces oiseaux, grouses, petits et grands coqs de bruyère, ramiers, courlis, buses, faucons, éperviers, autours, huîtriers-pie, hérons, oies, canards, sarcelles, et même aigles royaux ?

Comment oublier la transparence de l’atmosphère qui règne dans ces landes, exempte de toute poussière, mais qui peut si subitement, en quelques minutes, se transformer en un épais brouillard qui vous supprime tout repère? Comment oublier la vivacité de l’air qui vous rentre dans les poumons au lever du jour, ces aubes drapées d’un rouge flamboyant? Comment oublier cette «  sublime musique » faite du mélange du ricanement des grouses, des aboiements des brocards, du sifflement de la buse, de tous ces bruits naturels infimes qui, additionnés, résonnent dans la moindre vallée d’écosse en un concerto du vivant fantastique.

 

Comment oublier ?

 

La chasse silencieuse possède cette particularité d’être une véritable « école » d’observation et de patience. Soit vous marchez avec une extrême lenteur pour « voir » avant d’être « vu », soit vous attendez deux, trois ou quatre heures d’affilée en haut d’un mirador (véritable émanation à grande échelle de ces « cabanes » perchées de notre enfance de « Robin des Fagnes ») pour permettre à l’« intrus » que nous sommes de nous fondre dans le paysage, d’observer sans être détecté et de jouir véritablement de scènes fantastiques. Je n’oublierai jamais cette « chasse à courre » d’un renard qui coursait un tout jeune faon de chevreuil, la chevrette suivant inquiète à dix mètres, et le retour vingt minutes plus tard du même petit faon, sain et sauf, qui avait pu échapper malgré son jeune âge à la dent de maître Goupil. Chance pour lui de ne pas avoir buté sur un arbre, une souche ou un caillou, et belle leçon de sélection naturelle. Moments inoubliables, que seul l’amour de la forêt peut nous apporter. La chasse n’est certes pas indispensable pour ce faire, mais « çà aide ».

 

Ma passion actuelle pour la nature est toujours dévorante mais désormais « sous contrôle » de ma propre éco-conscience. Je souhaite à toutes et à tous de vivre une telle mutation car « donner » rend tout de même plus heureux que « prendre ».

 

Mais que l’on se rassure, mon idéal d’aujourd’hui restera toujours à la dimension de ma « démesure » d’hier.

 

C’est ainsi qu’en 2000, ayant peut-être envie « d’une autre Nature », humble trappeur des grandes futaies septentrionales et des landes brumeuses que je suis, je rejoignis l’une des missions marocaines de mon ami naturaliste Michel Tarrier. L’objectif avoué était l’illustration photographique de ses études sur les lépidoptères bioindicateurs mais il est un fait que je pris goût aux Atlas et aux écosystèmes arides, domaines jusqu’alors étrangers à mes habitudes. « Contaminé » par la croisade de Tarrier pour la sauvegarde de ces éloquents paysages naturels, de leurs phytocénoses et cortèges biocénotiques, je me suis spontanément rallié à la cause. Je découvris subséquemment l’ampleur des efforts à déployer pour participer à la lutte contre la désertification de cette contrée, ainsi qu’à la sauvegarde globale de son biopatrimoine. Mon adhésion au projet de la création d’une  « Maison de l’Ecologie et des Ecosystèmes du Maroc » ne fut plus qu’un simple corollaire ! C’est ainsi que je devins l’enthousiaste co-initiateur de cette initiative didactique et in situ d’une grande vitrine multimédiatique des richesses naturelles du Maroc, dont la sauvegarde est une urgence.


Mes combats actuels pour la préservation des écosystèmes sont de nouveaux centrés dans la région qui m’a vu naître avec d’une part la tentative de restauration d’un milieu de vie acceptable pour un papillon en voie de disparition en Wallonie, Euphydryas aurinia, et d’autre part le désir de restaurer un biotope favorable pour l’un de nos trois serpents, Vipera berus en mauvaise posture dans notre pays.

Ces deux “combats” furent récompensés, le premier par le Prix Interbrew pour l’Environnement 2004, et le second par un “Lézard d’argent” attribué par Raînne-Natagora.

Toutes ce péripéties passionnantes m’ont donné la possibilité de connaître une foule de gens les plus érudits les uns que les autres, énorme enrichissement pour moi, et me confortant dans ces divers bien que modestes combats écologiques que dorénavant je ne mène plus seul. Ces six ou sept dernières années furent exceptionnelles pour mon parcours d’écodidacte, en ceci que je n’ai plus l’impression de “hurler” seul dans le désert. Toutes ces personnes de qualité que j’ai la chance de côtoyer me donnent une force énorme pour continuer à lutter contre la chute de biodiversité que j’ai pu constater tout au long de mon parcours écologique.


Merci à vous tous.




Jean Delacre